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— Oh ! Madame, dit Fouquet.

— Je vous aime, entendez-vous, depuis longtemps ; les femmes ont comme les hommes leur fausse délicatesse. Depuis longtemps je vous aime, mais je ne voulais pas vous le dire.

— Oh ! fit Fouquet en joignant les mains.

— Eh bien ! je vous le dis. Vous m’avez demandé cet amour à genoux, je vous l’ai refusé ; j’étais aveugle comme vous l’étiez tout à l’heure. Mon amour, je vous l’offre.

— Oui, votre amour, mais votre amour seulement.

— Mon amour, ma personne, ma vie ! tout, tout, tout !

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Fouquet ébloui.

— Voulez-vous de mon amour ?

— Oh ! mais vous m’accablez sous le poids de mon bonheur !

— Serez-vous heureux ? Dites, dites… si je suis à vous, tout entière à vous ?

— C’est la félicité suprême !

— Alors, prenez-moi. Mais, si je vous fais le sacrifice d’un préjugé, faites-moi celui d’un scrupule.

— Madame, Madame, ne me tentez pas !

— Mon ami, mon ami, ne me refusez pas !

— Oh ! faites attention à ce que vous proposez !

— Fouquet, un mot… Non !… et j’ouvre cette porte.

Elle montra celle qui conduisait à la rue.

— Et vous ne me verrez plus. Un autre mot… Oui !… et je vous suis où vous voudrez, les yeux fermés, sans défense, sans refus, sans remords.

— Élise !… Élise !… Mais ce coffret ?

— C’est ma dot !

— C’est votre ruine ! s’écria Fouquet en bouleversant l’or et les papiers ; il y a là un million…

— Juste… Mes pierreries, qui ne me serviront plus si vous ne m’aimez pas ; qui ne me serviront plus si vous m’aimez comme je vous aime !

— Oh ! c’en est trop ! c’en est trop ! s’écria Fouquet. Je cède, je cède : ne fût-ce que pour consacrer un pareil dévouement. J’accepte la dot…

— Et voici la femme, dit la marquise en se jetant dans ses bras.


CIII

LE TERRAIN DE DIEU.


Pendant ce temps, Buckingham et de Wardes faisaient en bons compagnons et en harmonie parfaite la route de Paris à Calais.

Buckingham s’était hâté de faire ses adieux, de sorte qu’il en avait brusqué la meilleure partie.

Les visites à Monsieur et à Madame, à la jeune reine et à la reine douairière avaient été collectives.

Prévoyance de la reine mère, qui lui épargnait la douleur de causer encore en particulier avec Monsieur, qui lui épargnait le danger de revoir Madame.

Buckingham embrassa de Guiche et Raoul ; il assura le premier de toute sa considération ; le second d’une constante amitié destinée à triompher de tous les obstacles et à ne se laisser ébranler ni par la distance ni par le temps.

Les fourgons avaient déjà pris les devants ; il partit le soir en carrosse avec toute sa maison.

De Wardes, tout froissé d’être pour ainsi dire emmené à la remorque par cet Anglais, avait cherché dans son esprit subtil tous les moyens d’échapper à cette chaîne ; mais nul ne lui avait donné assistance, et force lui était de porter la peine de son mauvais esprit et de sa causticité.

Ceux à qui il eût pu s’ouvrir, en qualité de gens spirituels, l’eussent raillé sur la supériorité du duc.

Les autres esprits, plus lourds, mais plus sensés, lui eussent allégué les ordres du roi, qui défendaient le duel.

Les autres enfin, et c’étaient les plus nombreux, qui, par charité chrétienne ou par amour-propre national, lui eussent prêté assistance, ne se souciaient point d’encourir une disgrâce, et eussent tout au plus prévenu les ministres d’un départ qui pouvait dégénérer en un petit massacre.

Il en résulta que, tout bien pesé, de Wardes fit son porte-manteau, prit deux chevaux, et, suivi d’un seul laquais, s’achemina vers la barrière où le carrosse de Buckingham le devait prendre.

Le duc reçut son adversaire comme il eût fait de la plus aimable connaissance, se rangea pour le faire asseoir, lui offrit des sucreries, étendit sur lui le manteau de martre zibeline jeté sur le siège de devant. Puis on causa :

De la cour, sans parler de Madame ;

De Monsieur, sans parler de son ménage ;

Du roi, sans parler de sa belle-sœur ;

De la reine mère, sans parler de sa bru ;

Du roi d’Angleterre, sans parler de sa sœur ;

De l’état de cœur de chacun des voyageurs, sans prononcer aucun nom dangereux.

Aussi le voyage, qui se faisait à petites journées, fut-il charmant.

Aussi Buckingham, véritablement Français par l’esprit et l’éducation, fut-il enchanté d’avoir si bien choisi son partner.

Bons repas effleurés du bout des dents, essais de chevaux dans les belles prairies que coupait la route, chasses aux lièvres, car Buckingham avait ses lévriers. Tel fut l’emploi du temps.

Le duc ressemblait un peu à ce beau fleuve de Seine, qui embrasse mille fois la France dans ses méandres amoureux avant de se décider à gagner l’Océan.

Mais, en quittant la France, c’était surtout la Française nouvelle qu’il avait amenée à Paris que Buckingham regrettait ; pas une de ses pensées qui ne fût un souvenir et, par conséquent, un regret.

Aussi quand, parfois, malgré sa force sur lui-même, il s’abîmait dans ses pensées, de Wardes le laissait-il tout entier à ses rêveries.