Cette délicatesse eût certainement touché Buckingham et changé ses dispositions à l’égard de de Wardes, si celui-ci, tout en gardant le silence, eût eu l’œil moins méchant et le sourire moins faux.
Mais les haines d’instinct sont inflexibles ; rien ne les éteint ; un peu de cendre les recouvre parfois, mais sous cette cendre elles couvent plus furieuses.
Après avoir épuisé toutes les distractions que présentait la route, on arriva, comme nous l’avons dit, à Calais.
C’était vers la fin du sixième jour.
Dès la veille, les gens du duc avaient pris les devants et avaient frété une barque. Cette barque était destinée à aller joindre le petit yacht qui courait des bordées en vue, ou s’embossait, lorsqu’il sentait ses ailes blanches fatiguées, à deux ou trois portées de canon de la jetée.
Cette barque allant et venant devait porter tous les équipages du duc.
Les chevaux avaient été embarqués, on les hissait de la barque sur le pont du bâtiment dans des paniers faits exprès, et ouatés de telle façon que leurs membres, dans les plus violentes crises même de terreur ou d’impatience, ne quittaient pas l’appui moelleux des parois, et que leur poil n’était pas même rebroussé.
Huit de ces paniers juxtaposés emplissaient la cale. On sait que, pendant les courtes traversées, les chevaux tremblants ne mangent point et frissonnent en présence des meilleurs aliments qu’ils eussent convoités sur terre.
Peu à peu l’équipage entier du duc fut transporté à bord du yacht, et alors ses gens revinrent lui annoncer que tout était prêt, et que, lorsqu’il voudrait s’embarquer avec le gentilhomme français, on n’attendait plus qu’eux.
Car nul ne supposait que le gentilhomme français pût avoir à régler avec milord duc autre chose que des comptes d’amitié.
Buckingham fit répondre au patron du yacht qu’il eût à se tenir prêt, mais que la mer était belle, que la journée promettant un coucher de soleil magnifique, il comptait ne s’embarquer que la nuit et profiter de la soirée pour faire une promenade sur la grève.
D’ailleurs, il ajouta que, se trouvant en excellente compagnie, il n’avait pas la moindre hâte de s’embarquer.
En disant cela, il montra aux gens qui l’entouraient le magnifique spectacle du ciel empourpré à l’horizon, et d’un amphithéâtre de nuages floconneux qui montaient du disque du soleil jusqu’au zénith, en affectant les formes d’une chaîne de montagnes aux sommets entassés les uns sur les autres.
Tout cet amphithéâtre était teint à sa base d’une espèce de mousse sanglante, se fondant dans des teintes d’opale et de nacre au fur et à mesure que le regard montait de la base au sommet. La mer, de son côté, se teignait de ce même reflet, et sur chaque cime de vague bleue dansait un point lumineux comme un rubis exposé au reflet d’une lame.
Tiède soirée, parfums salins chers aux rêveuses imaginations, vent d’est épais et soufflant en harmonieuses rafales, puis au loin le yacht se profilant en noir avec ses agrès à jour, sur le fond empourpré du ciel, et çà et là sur l’horizon les voiles latines courbées sous l’azur comme l’aile d’une mouette qui plonge, le spectacle, en effet, valait bien qu’on l’admirât. La foule des curieux suivit les valets dorés, parmi lesquels, voyant l’intendant et le secrétaire, elle croyait voir le maître et son ami.
Quant à Buckingham, simplement vêtu d’une veste de satin gris et d’un pourpoint de petit velours violet, le chapeau sur les yeux, sans ordres ni broderies, il ne fut pas plus remarqué que de Wardes, vêtu de noir comme un procureur.
Les gens du duc avaient reçu l’ordre de tenir une barque prête au môle et de surveiller l’embarquement de leur maître, sans venir à lui avant que lui ou son ami appelât.
— Quelque chose qu’ils vissent, avait-il ajouté en appuyant sur ces mots de façon qu’ils fussent compris.
Après quelques pas faits sur la plage :
— Je crois, Monsieur, dit Buckingham à de Wardes, je crois qu’il va falloir nous faire nos adieux. Vous le voyez, la mer monte ; dans dix minutes elle aura tellement imbibé le sable où nous marchons, que nous serons hors d’état de sentir le sol.
— Milord, je suis à vos ordres ; mais…
— Mais nous sommes encore sur le terrain du roi, n’est-ce pas ?
— Sans doute.
— Eh bien ! venez ; il y a là-bas, comme vous le voyez, une espèce d’île entourée par une grande flaque circulaire ; la flaque va s’augmentant et l’île disparaissant de minute en minute. Cette île est bien à Dieu, car elle est entre deux mers et le roi ne l’a point sur ses cartes. La voyez-vous ?
— Je la vois. Nous ne pouvons même guère l’atteindre maintenant sans nous mouiller les pieds.
— Oui ; mais remarquez qu’elle forme une éminence assez élevée, et que la mer monte de chaque côté en épargnant sa cime. Il en résulte que nous serons à merveille sur ce petit théâtre. Que vous en semble ?
— Je serai bien partout où mon épée aura l’honneur de rencontrer la vôtre, milord.
— Eh bien ! allons donc. Je suis désespéré de vous faire mouiller les pieds, monsieur de Wardes ; mais il est nécessaire, je crois, que vous puissiez dire au roi : « Sire, je ne me suis point battu sur la terre de Votre Majesté. » C’est peut-être un peu bien subtil, mais depuis Port-Royal vous nagez dans les subtilités. Oh ! ne nous en plaignons pas, cela vous donne un fort charmant esprit, et qui n’appartient qu’à vous autres. Si vous voulez bien, nous nous hâterons, monsieur de Wardes, car voici la mer qui monte et la nuit qui vient.
— Si je ne marchais pas plus vite, milord, c’était pour ne point passer devant Votre Grâce. Êtes-vous à pied sec, monsieur le duc ?
— Oui, jusqu’à présent. Regardez donc là-bas : voici mes drôles qui ont peur de nous voir nous noyer et qui viennent faire une croisière avec le canot. Voyez donc comme ils dansent sur la