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— Et de l’argent, dit Fouquet.

— Le fait est que vous m’en avez prodigué le mois dernier.

— J’en ai encore, non-seulement pour tous les besoins, mais pour tous les caprices de Votre Majesté.

— Dieu merci ! monsieur Fouquet, répliqua le roi sérieusement, je ne vous mettrai point à l’épreuve. D’ici à deux mois, je ne veux rien vous demander.

— J’en profiterai pour amasser au roi cinq ou six millions qui lui serviront de premiers fonds en cas de guerre.

— Cinq ou six millions !

— Pour sa maison seulement, bien entendu.

— Vous croyez donc à la guerre, monsieur Fouquet ?

— Je crois que, si Dieu a donné à l’aigle un bec et des serres, c’est pour qu’il s’en serve à montrer sa royauté.

Le roi rougit de plaisir.

— Nous avons beaucoup dépensé tous ces jours-ci, monsieur Fouquet ; ne me gronderez-vous pas ?

— Sire, Votre Majesté a encore vingt ans de jeunesse et un milliard à dépenser pendant ces vingt ans.

— Un milliard ! c’est beaucoup, monsieur Fouquet, dit le roi.

— J’économiserai, sire… D’ailleurs, Votre Majesté a en M. Colbert et en moi deux hommes précieux. L’un lui fera dépenser son argent, et ce sera moi, si toutefois mon service agrée toujours à Sa Majesté ; l’autre le lui économisera, et ce sera M. Colbert.

— M. Colbert ? reprit le roi étonné.

— Sans doute, sire ; M. Colbert compte parfaitement bien.

À cet éloge fait de l’ennemi par l’ennemi lui-même, le roi se sentit pénétré de confiance et d’admiration.

C’est qu’en effet il n’y avait ni dans la voix ni dans le regard de Fouquet rien qui détruisît une lettre des paroles qu’il avait prononcées ; il ne faisait point un éloge pour avoir le droit de placer deux reproches.

Le roi comprit, et, rendant les armes à tant de générosité et d’esprit :

— Vous louez M. Colbert ? dit-il.

— Oui, sire, je le loue ; car, outre que c’est un homme de mérite, je le crois très-dévoué aux intérêts de Votre Majesté.

— Est-ce parce que souvent il a heurté vos vues ? dit le roi en souriant.

— Précisément, sire.

— Expliquez-moi cela ?

— C’est bien simple. Moi, je suis l’homme qu’il faut pour faire entrer l’argent, lui l’homme qu’il faut pour l’empêcher de sortir.

— Allons, allons, monsieur le surintendant, que diable ! vous me direz bien quelque chose qui corrige toute cette bonne opinion ?

— Administrativement, sire ?

— Oui.

— Pas le moins du monde, sire.

— Vraiment ?

— Sur l’honneur, je ne connais pas en France un meilleur commis que M. Colbert.

Ce mot commis n’avait pas, en 1661, la signification un peu subalterne qu’on lui donne aujourd’hui ; mais, en passant par la bouche de Fouquet que le roi venait d’appeler M. le surintendant, il prit quelque chose d’humble et de petit qui mettait admirablement Fouquet à sa place et Colbert à la sienne.

— Eh bien, dit Louis XIV, c’est cependant lui qui, tout économe qu’il est, a ordonné mes fêtes de Fontainebleau ; et je vous assure, monsieur Fouquet, qu’il n’a pas du tout empêché mon argent de sortir.

Fouquet s’inclina, mais sans répondre.

— N’est-ce pas votre avis ? dit le roi.

— Je trouve, sire, répondit-il, que M. Colbert a fait les choses avec infiniment d’ordre, et mérite, sous ce rapport, toutes les louanges de Votre Majesté.

Ce mot ordre fit le pendant du mot commis.

Nulle organisation, plus que celle du roi, n’avait cette vive sensibilité, cette finesse de tact qui perçoit et saisit l’ordre des sensations avant les sensations mêmes.

Louis XIV comprit donc que le commis avait eu pour Fouquet trop d’ordre, c’est-à-dire que les fêtes si splendides de Fontainebleau eussent pu être plus splendides encore.

Le roi sentit, en conséquence, que quelqu’un pouvait reprocher quelque chose à ses divertissements ; il éprouva un peu du dépit de ce provincial qui, paré des plus sublimes habits de sa garde-robe, arrive à Paris, où l’homme élégant le regarde trop ou trop peu.

Cette partie de la conversation, si sobre, mais si fine de Fouquet, donna encore au roi plus d’estime pour le caractère de l’homme et la capacité du ministre.

Fouquet prit congé à deux heures du matin, et le roi se mit au lit un peu inquiet, un peu confus de la leçon voilée qu’il venait de recevoir ; et deux bons quarts d’heure furent employés par lui à se remémorer les broderies, les tapisseries, les menus des collations, les architectures des arcs de triomphe, les dispositions d’illuminations et d’artifices imaginés par l’ordre du commis Colbert.

Il résulta que le roi, repassant sur tout ce qui s’était passé depuis huit jours, trouva quelques taches à ses fêtes.

Mais Fouquet, par sa politesse, par sa bonne grâce et par sa générosité, venait d’entamer Colbert plus profondément que celui-ci avec sa fourbe, sa méchanceté, sa persévérante haine, n’avait jamais réussi à entamer Fouquet.

CXXII

FONTAINEBLEAU À DEUX HEURES DU MATIN.


Comme nous l’avons vu, de Saint-Aignan avait quitté la chambre du roi au moment où le surintendant y faisait son entrée.

De Saint-Aignan était chargé d’une mission