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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

écrire ! Tous les imbéciles écrivent bien. Mais vois Bonaparte : tu as vingt lettres de lui adressées à ton père ; peux-tu en lire une seule ?

— Aussi, madame, répondait gravement Oblet, M. Buonaparté est-il à l’île d’Elbe,

Oblet, très-royaliste, prononçait Buonaparté et traitait l’ex-empereur de monsieur.

— Direz-vous, reprenait ma mère, qu’il soit à l’ile d’Elbe pour n’avoir pas su écrire ?

— Pourquoi ne le dirais-je pas ? C’est une thèse à soutenir, madame. On dit que M. Buonaparté a été trahi par ses maréchaux ; moi, je dis ; « La Providence a voulu que cet usurpateur ne sût point écrire, que ses ordres fussent illisibles, et que, par conséquent, ils ne pussent être exécutés. » Les maréchaux trahissaient ?… Non, madame ; ils lisaient mal, et faisaient le contraire de ce qui leur était ordonné. De là nos revers, de là nos défaites, de là la prise de Paris, de là l’exil à l’île d’Elbe !

— Mais laissons là Bonaparte, monsieur Oblet.

— C’est vous qui avez mis cet homme sur le tapis, et non pas moi, madame ; moi, je ne parle jamais de cet homme.

— Mais enfin, si Alexandre…

— Si monsieur votre fils, madame, est un jour empereur des Français, comme il aura, ou plutôt comme il a une magnifique écriture, ses ordres seront littéralement exécutés, ou ses maréchaux ne sauront pas lire.

Et ma mère, que cette éventualité ne consolait pas de mon inaptitude au calcul, poussait un gros soupir, et laissait échapper ce mot, le dernier de la conscience lassée, de l’intelligence mise à bout, de la foi prête à douter :

— Enfin !… 

Et je continuais mes cinq genres d’écriture, mes pleins et mes déliés, mes ornements, mes cœurs, mes rosaces et mes lacs d’amour avec Oblet.

Et Oblet, il faut le dire, n’était pas de ceux qui traitaient le plus mal l’empereur déchu en l’appelant Buonaparté ; car beaucoup lui contestaient jusqu’à son nom, disant qu’il ne