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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 5.djvu/76

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

surtout quand la pièce que l’on représentait pour la première fois était d’un homme appartenant à la nouvelle école.

Cependant, on savait que cette pièce de Soulié ne déciderait rien ; très-avancée, si elle eût été jouée avant le passage des acteurs anglais à Paris, elle était fort en arrière, depuis leurs représentations. Il n’y avait donc pas crainte de grande chute ; mais il n’y avait pas chance non plus de grand succès.

Remarquez, en outre, qu’elle allait être jouée sur le même théâtre, et probablement dans les mêmes décorations où Kemble et miss Smithson venaient de jouer le chef-d’œuvre de Shakspeare.

C’était Anaïs et Lockroy qui étaient chargés des rôles principaux.

Pour Lockroy, c’était presque un début. Beau, poétique, jeune, aventureux, Lockroy était, à cette époque, un acteur dont on pouvait tout attendre, surtout dans ces sortes de rôles.

Mais il n’en était pas de même d’Anaïs. Charmante dans la comédie, adorable là où il ne fallait que du goût, de l’esprit, de la finesse, de la manière même, Anaïs était tout à fait insuffisante dans le drame et dans la tragédie.

Et, là, sur ces mêmes planches, devant ce même public, dans ce même rôle de Juliette, miss Smithson avait été si miraculeusement belle de la réunion de toutes les qualités qui font la tragédienne !

D’ailleurs, il n’y avait point, alors, à Paris, une seule femme qui pût jouer Juliette, et, disons-le, il n’y en a pas encore une aujourd’hui.

À quoi donc tient chez nous l’absence de ce type charmant, de la femme gaie, dramatique et poétique à la fois ? Pourquoi n’avons-nous jamais rien eu, et n’aurons-nous probablement que dans un avenir assez éloigné, quelque chose qui rappelle à la fois à nos yeux et à notre cœur miss Smithson ou miss Faucett ? Pourquoi mademoiselle Mars était-elle insuffisante à Desdémona ? et pourquoi madame Dorval elle-même l’eût-elle été à Juliette ? C’est que l’éducation dramatique de nos femmes de théâtre se fait avec les ouvrages de trois maîtres d’un mé-