Page:Dumas - Une Année à Florence.djvu/42

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

y avait mistral, ce qui suffisait pour mettre la mer en gaîté ; or, tout le monde sait ce que c’est que les gaîtés de la mer.

Certes, si le capitaine avait eu son équipage, ou seulement ses deux bras, notre traversée n’eût été qu’une plaisanterie ; mais n’ayant que son bras gauche et moi seul pour compagnon, sa position n’était pas commode. Le capitaine oubliait toujours mon ignorance en marine, de sorte qu’il me commandait la manœuvre comme il aurait pu faire au contre-maître le plus exercé, ce à quoi je répondais en prenant bâbord pour tribord, et en amarrant quand il aurait fallu larguer ; il en résultait des quiproquos qui, avec des vagues de douze à quinze pieds de haut, et avec un vent aussi capricieux que le mistral, ne laissaient pas d’offrir quelque danger. Deux ou trois fois je crus l’embarcation sur le point de chavirer, et j’ôtai mon habit sous le prétexte d’être plus apte à la manœuvre, mais de fait, pour être moins empêché, s’il me fallait par hasard continuer ma route à la nage.

De temps en temps, au milieu de mes perplexités, je jetais les yeux sur le Triton, et j’apercevais tout l’équipage qui, amassé sur le pont, nous regardait manœuvrer sans nous perdre un seul instant de vue. Je ne comprenais pas une pareille inaction, jointe à une curiosité si soutenue ; il était évident que l’on savait qui nous étions. Alors, puisqu’on voyait notre position, comment n’envoyait-on pas à notre aide ? Je comprenais bien tout ce qu’il y avait d’originalité à se noyer en compagnie du meilleur capitaine peut-être de toute la marine française, mais j’avoue que, dans ce moment, je n’envisageais point cet honneur sous son véritable point de vue.

Nous mîmes à peu près une heure et demie à gagner le bâtiment ; car, comme nous avions le vent debout, ce ne fut qu’à l’aide de manœuvres très compliquées et très savantes, qui firent l’admiration de l’équipage, que nous atteignîmes notre majestueux Triton, lequel, comme s’il était étranger à tous ces petits caprices du vent et de la mer, se balançait à peine sur ses ancres. À peine fûmes-nous à portée que cinq ou six matelots se précipitèrent dans la yole : alors le capitaine, avec la gravité et le sang-froid qui ne l’avaient pas