Aller au contenu

Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/178

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

est véritablement un fléau.

— Hélas ! Monsieur, répondit Athos, à qui le dites-vous !

Et ils se séparèrent avec force politesses.

— Cela tombe bien, que nous devions y aller ce soir, dit Athos au vicomte ; nous ferons notre compliment à ce pauvre homme.

— Mais qu’est-ce donc que ce M. Scarron, qui met ainsi en émoi tout Paris ? demanda Raoul. Est-ce quelque ministre disgracié ?

— Oh ! mon Dieu, non, vicomte, répondit Athos : c’est tout bonnement un petit gentilhomme de grand esprit qui sera tombé dans la disgrâce du cardinal pour avoir fait quelque quatrain contre lui.

— Est-ce que les gentilshommes font des vers ? demanda naïvement Raoul ; je croyais que c’était déroger.

— Oui, mon cher vicomte, répondit Athos en riant, quand on les fait mauvais, mais quand on les fait bons, cela illustre encore. Voyez M. de Rotrou. Cependant, continua Athos du ton dont on donne un conseil salutaire, je crois qu’il vaut mieux ne pas en faire.

— Et alors, demanda Raoul, ce M. Scarron est poète ?

— Oui, vous voilà prévenu, vicomte ; faites bien attention à vous dans cette maison, ne parlez que par gestes, ou plutôt écoutez toujours.

— Oui, monsieur, répondit Raoul.

— Vous me verrez causant beaucoup avec un gentilhomme de mes amis : ce sera l’abbé d’Herblay, dont vous m’avez souvent entendu parler.

— Je me le rappelle, monsieur.

— Approchez-vous quelquefois de nous comme pour nous parler, mais ne nous parlez pas ; n’écoutez pas non plus. Ce jeu servira pour que les importuns ne nous dérangent point.

— Fort bien, monsieur, et je vous obéirai très exactement.

Athos alla faire deux visites dans Paris. Puis, à sept heures ils se dirigèrent vers la rue des Tournelles. La rue était obstruée par les porteurs, les chevaux et les valets de pied. Athos se fit faire passage et entra suivi du jeune homme. La première personne qui le frappa en entrant fut Aramis, installé près d’un fauteuil à roulettes fort large, recouvert d’un dais en tapisserie, sous lequel s’agitait, enveloppée dans une couverture de brocart, une petite figure assez jeune, assez rieuse, mais parfois pâlissante, sans que ses yeux cessassent néanmoins d’exprimer un sentiment vif, spirituel ou gracieux. C’était l’abbé Scarron, toujours riant, raillant, complimentant, souffrant et se grattant avec une petite baguette.

Autour de cette espèce de tente roulante s’empressait une foule de gentilshommes et de dames. La chambre était fort propre et convenablement meublée. De grandes pentes de soies brochées de fleurs qui avaient été autrefois de couleurs vives et qui pour le moment étaient un peu passées, tombaient des larges fenêtres. La tapisserie était modeste, mais de bon goût ; deux laquais fort polis et dressés aux bonnes manières faisaient le service avec distinction.

En apercevant Athos, Aramis s’avança vers lui, le prit par la main et le présenta à M. Scarron, qui témoigna autant de plaisir que de respect au nouvel hôte, et fit un compliment très spirituel pour le vicomte. Raoul resta interdit, car il ne s’était pas préparé à la majesté du bel esprit. Toutefois il salua avec beaucoup de grâce. Athos reçut ensuite les compliments de deux ou trois seigneurs auxquels le présenta Aramis ; puis le tumulte de son entrée s’effaça peu à peu, et la conversation devint générale.

Au bout de quatre ou cinq minutes, que Raoul employa à se remettre et à pren-