Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/226

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enthousiasme et acceptée à l’unanimité. Sitôt dit, sitôt fait. Le peuple le souleva, menaçant et doux à la fois, et l’emporta, pareil à ce géant des contes fantastiques qui gronde tout en caressant et en berçant un nain entre ses bras.

Broussel se doutait bien déjà de cet attachement des Parisiens pour sa personne ; il n’avait pas semé l’opposition pendant trois ans sans un secret espoir de recueillir un jour la popularité. Cette démonstration, qui arrivait à point, lui fit donc plaisir et l’enorgueillit, car elle lui donnait la mesure de son pouvoir ; mais d’un autre côté, ce triomphe était troublé par certaines inquiétudes. Outre les contusions qui le faisaient fort souffrir, il craignait à chaque coin de rue de voir déboucher quelque escadron de gardes et de mousquetaires, pour charger cette multitude, et alors que deviendrait le triomphateur dans cette bagarre ?

Il avait sans cesse devant les yeux ce tourbillon d’hommes, cet orage au pied de fer qui d’un souffle l’avait culbuté. Aussi répétait-il d’une voix éteinte :

— Hâtons-nous, mes enfants car en vérité je souffre beaucoup.

Et à chacune de ces plaintes c’était autour de lui une recrudescence de gémissements et un redoublement de malédictions.

On arriva, non sans peine, à la maison de Broussel. La foule qui bien avant lui avait déjà envahi la rue avait attiré aux croisées et sur les seuils des portes tout le quartier. À la fenêtre d’une maison à laquelle donnait entrée une porte étroite, on voyait se démener une vieille servante qui criait de toutes ses forces, et une femme, déjà âgée aussi, qui pleurait. Ces deux personnes, avec une inquiétude visible quoique exprimée de façon différente, interrogeaient le peuple, lequel leur envoyait pour toute réponse des cris confus et inintelligibles.

Mais lorsque le conseiller, porté par huit hommes, apparut tout pâle et regardant d’un œil mourant son logis, sa femme et sa servante, la bonne dame Broussel s’évanouit, et la servante, levant les bras au ciel, se précipita dans l’escalier pour aller au-devant de son maître en criant : « Ô mon Dieu ! mon Dieu ! si Friquet était là, au moins, pour aller chercher un chirurgien ! »

Friquet était là. Où n’est pas le gamin de Paris ?

Friquet avait naturellement profité du jour de la Pentecôte pour demander son congé au maître de la taverne, congé qui ne pouvait lui être refusé, vu que son engagement portait qu’il serait libre pendant les quatre grandes fêtes de l’année.

Friquet était à la tête du cortége. L’idée lui était bien venue d’aller chercher un chirurgien, mais il trouvait plus amusant en somme de crier à tue-tête : « Ils ont tué M. Broussel ! M. Broussel le père du peuple ! Vive M. Broussel ! » que de s’en aller tout seul par des rues détournées dire tout simplement à un homme noir : « Venez, monsieur le chirurgien, le conseiller Broussel a besoin de vous. »

Malheureusement pour Friquet, qui jouait un rôle d’importance dans le cortége, il eut l’imprudence de s’accrocher aux grilles de la fenêtre du rez-de-chaussée, afin de dominer la foule. Cette ambition le perdit ; sa mère l’aperçut et l’envoya chercher le médecin.

Puis elle prit le bonhomme dans ses bras et voulut le porter jusqu’au premier ; mais au bas de l’escalier le conseiller se remit sur ses jambes et déclara qu’il se sentait assez fort pour monter seul. Il priait en outre Gervaise, c’était le nom de sa servante, de tâcher d’obtenir du peuple qu’il se retirât, mais Gervaise ne l’écoutait pas.