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Le soir même de l’arrivée de M. le Prince, des bourgeois plus avancés que les autres, des échevins, des capitaines de quartier, s’en allaient chez leurs connaissances disant :

— Pourquoi ne prendrions-nous pas le roi et ne le mettrions-nous pas à l’Hôtel-de-Ville ? c’est un tort de le laisser élever par nos ennemis qui lui donnent de mauvais conseils, tandis que s’il était dirigé par M. le coadjuteur, par exemple, il sucerait des principes nationaux et aimerait le peuple.

La nuit fut sourdement agitée ; le lendemain on revit les manteaux gris et noirs, les patrouilles de marchands en armes et les bandes de mendiants.

La reine avait passé la nuit à conférer seule à seul avec M. le Prince ; à minuit il avait été introduit dans son oratoire et ne l’avait quittée qu’à cinq heures.

À cinq heures, la reine se rendit au cabinet du cardinal. Si elle n’était pas encore couchée, elle, le cardinal était déjà levé. Il rédigeait une réponse à Cromwell ; six jours étaient déjà écoulés sur les dix qu’il avait demandés à Mordaunt.

— Bah ! disait-il, je l’aurai un peu fait attendre, mais M. Cromwell sait trop ce que c’est que les révolutions pour ne pas m’excuser.

Il relisait donc avec complaisance le premier paragraphe de son factum lorsqu’on gratta doucement à la porte qui communiquait aux appartements de la reine. Anne d’Autriche pouvait seule venir par cette porte. Le cardinal se leva et alla ouvrir.

La reine était en négligé, mais le négligé lui allait encore, car, ainsi que Diane de Poitiers et Ninon, Anne d’Autriche conserva ce privilège de rester toujours belle ; seulement ce matin-là elle était plus belle que de coutume, car ses yeux avaient tout le brillant que donne au regard une joie intérieure.

— Qu’avez-vous, madame, dit Mazarin inquiet, vous avez l’air toute fière ?

— Oui, Giulio, dit-elle, fière et heureuse, car j’ai trouvé le moyen d’étouffer cette hydre.

— Vous êtes un grand politique, ma reine, dit Mazarin ; voyons le moyen.

Et il cacha ce qu’il écrivait en glissant la lettre commencée sous du papier blanc.

— Ils veulent me prendre le roi, vous savez ? dit la reine.

— Hélas, oui ! et me pendre, moi.

— Ils n’auront pas le roi.

— Et ils ne me pendront pas, benone.

— Écoutez. Je veux leur enlever mon fils et moi-même, et vous avec moi ; je veux que cet événement, qui du jour au lendemain changera la face des choses, s’accomplisse sans que d’autres le sachent que vous, moi et une troisième personne.

— Et quelle est cette autre personne ?

— M. le Prince.

— Il est donc arrivé, comme on me l’avait dit ?

— Hier soir.

— Et vous l’avez vu ?

— Je le quitte.

— Il prête les mains à ce projet ?

— Le conseil vient de lui.

— Et Paris ?

— Il l’affame et le force à se rendre à discrétion.

— Le projet ne manque pas de grandiose, mais je n’y vois qu’un empêchement, dit Mazarin.

— Lequel ? demanda la reine.

— L’impossibilité.

— Parole vide de sens. Rien n’est impossible.

— En projet, observa Mazarin.

— En exécution, dit la reine. Avons-nous de l’argent ?

— Un peu, dit Mazarin, tremblant qu’Anne d’Autriche ne demandât à puiser dans sa bourse.

— Avons-nous des troupes ?

— Cinq ou six mille hommes.

— Avons-nous du courage ?

— Beaucoup.

— Alors la chose est faite. Oh ! comprenez-vous, Giulio ? Paris, cet odieux Paris, se réveillant un matin sans reine et sans roi,