Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/389

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l’est de serviteurs si dévoués, de conseillers si sages, d’hommes si grands enfin par leur mérite ou leur position, daigne jeter les yeux sur un soldat obscur !

Anne comprit ce reproche voilé ; elle en fut émue plus qu’irritée. Tant d’abnégation et de désintéressement de la part du gentilhomme gascon l’avait maintes fois humiliée ; elle s’était laissée vaincre en générosité.

— Tout ce que vous me dites de ceux qui m’entourent, monsieur d’Artagnan, est vrai peut-être, dit la reine ; mais moi je n’ai de confiance qu’en vous seul. Je sais que vous êtes à M. le cardinal, mais soyez à moi aussi et je me charge de votre fortune. Voyons, feriez-vous pour moi aujourd’hui ce que fit jadis pour la reine ce gentilhomme que vous ne connaissez pas ?

— Je ferai tout ce qu’ordonnera Votre Majesté, dit d’Artagnan.

La reine réfléchit un moment, et voyant l’attitude circonspecte du mousquetaire :

— Vous aimez peut-être le repos ? dit-elle.

— Je ne sais, car je ne me suis jamais reposé, madame.

— Avez-vous des amis ?

— J’en avais trois : deux ont quitté Paris et j’ignore où ils sont allés ; un seul me reste, mais c’est un de ceux qui connaissaient, je crois, le cavalier dont Votre Majesté m’a fait l’honneur de me parler.

— C’est bien, dit la reine. Vous et votre ami vous valez une armée.

— Que faut-il que je fasse, madame ?

— Revenez à cinq heures et je vous le dirai ; mais ne parlez à âme qui vive, monsieur, du rendez-vous que je vous donne.

— Non, madame.

— Jurez-le sur le Christ.

— Madame, je n’ai jamais menti à ma parole ; quand je dis non, c’est non !

La reine, quoique étonnée de ce langage, auquel ses courtisans ne l’avaient pas accoutumée, en tira un heureux présage pour le zèle que d’Artagnan mettrait à la servir dans l’accomplissement de son projet. C’était un des artifices du Gascon de cacher parfois sa profonde subtilité sous les apparences d’une brutalité loyale.

— La reine n’a pas autre chose à m’ordonner pour le moment ? dit-il.

— Non, monsieur, répondit Anne d’Autriche, et vous pouvez vous retirer jusqu’au moment que je vous ai dit.

D’Artagnan salua et sortit.

— Diable ! dit-il lorsqu’il fut à la porte, il paraît qu’on a besoin de moi ici.

Puis, comme la demi-heure était écoulée. Il traversa la galerie et alla heurter à la porte du cardinal… Bernouin l’introduisit.

— Je me rends à vos ordres, monseigneur, dit-il.

Et, selon son habitude, d’Artagnan jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et il remarqua que Mazarin avait devant lui une lettre cachetée. Elle était posée du côté de l’écriture, de sorte qu’il était impossible de voir à qui elle était adressée.

— Vous venez de chez la reine ? dit Mazarin en regardant fixement d’Artagnan.

— Moi, monseigneur ? qui vous a dit cela ?

— Personne ; mais je le sais.

— Je suis désespéré de dire à monseigneur qu’il se trompe, répondit impudemment le Gascon, fort de la promesse qu’il venait de faire à Anne d’Autriche.

— J’ai ouvert moi-même l’antichambre, et je vous ai vu venir du bout de la galerie.

— C’est que j’ai été introduit par l’escalier dérobé.

— Comment cela ?

— Je l’ignore ; il y aura eu malentendu.

Mazarin savait qu’on ne faisait pas dire facilement à d’Artagnan ce qu’il vou-