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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/459

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ans qui ne sait pas encore ce qu’il veut ; nous avons une reine qu’une passion tardive rend aveugle ; nous avons un ministre qui régit la France comme il ferait d’une vaste ferme, c’est-à-dire ne se préoccupant que de ce qu’il peut y pousser d’or en la labourant avec l’intrigue et l’astuce italienne ; nous avons des princes qui font de l’opposition personnelle et égoïste, qui n’arriveront à rien qu’à tirer des mains de Mazarin quelques lingots d’or, quelques bribes de puissance. Je les ai servis, non par enthousiasme (Dieu sait que je les estime ce qu’ils valent, et qu’ils ne sont pas bien haut dans mon estime), mais par principe. Aujourd’hui, c’est autre chose ; aujourd’hui, je rencontre sur ma route une haute infortune, une infortune royale, une infortune européenne : je m’y attache. Si nous parvenons à sauver le roi, ce sera beau : si nous mourons pour lui, ce sera grand !

— Ainsi, d’avance, vous savez que vous y périrez, dit d’Artagnan.

— Nous le craignons, et notre seule douleur est de mourir loin de vous.

— Qu’allez-vous faire dans un pays étranger, ennemi ?

— Jeune, j’ai voyagé en Angleterre, je parle anglais comme un Anglais, et de son côté Aramis a quelque connaissance de la langue. Ah ! si nous vous avions, mes amis ! Avec vous, d’Artagnan, avec vous, Porthos, tous quatre, et réunis pour la première fois depuis vingt ans, nous tiendrions tête non seulement à l’Angleterre, mais aux trois royaumes !

— Et avez-vous promis à cette reine, reprit d’Artagnan avec humeur, de forcer la Tour de Londres, de tuer cent mille soldats, de lutter victorieusement contre le vœu d’une nation et l’ambition d’un homme, quand cet homme s’appelle Cromwell ? Vous ne l’avez pas vu, cet homme, vous, Athos, vous, Aramis. Eh bien ! c’est un homme de génie, qui m’a fort rappelé notre cardinal, l’autre, le grand ! vous savez bien. Ne vous exagérez donc pas vos devoirs. Au nom du ciel, mon cher Athos, ne faites pas du dévoûment inutile ! Quand je vous regarde, en vérité il me semble que je vois un homme raisonnable ; quand vous me répondez, il me semble que j’ai affaire à un fou. Voyons, Porthos, joignez-vous donc à moi. Que pensez-vous de cette affaire, dites franchement ?

— Rien de bon, répondit Porthos.

— Voyons, continua d’Artagnan, impatienté de ce qu’au lieu de l’écouter Athos semblait écouter une voix qui parlait en lui-même. Jamais vous ne vous êtes mal trouvé de mes conseils ; eh bien ! croyez-moi, Athos, votre mission est terminée, terminée noblement ; revenez en France avec nous.

— Ami, dit Athos, notre résolution est inébranlable.

— Mais vous avez donc quelque autre motif que nous ne connaissons pas ?

Athos sourit. D’Artagnan frappa sur sa cuisse avec colère et murmura les raisons les plus convaincantes qu’il pût trouver ; mais à toutes ces raisons, Athos se contenta de répondre par un sourire calme et doux, et Aramis par des signes de tête.

— Eh bien ! s’écria enfin d’Artagnan furieux, eh bien ! puisque vous le voulez, laissons donc nos os dans ce gredin de pays, où il fait froid toujours, où le beau temps est du brouillard, le brouillard de la pluie, la pluie du déluge ; où le soleil ressemble à la lune, et la lune à un fromage à la crême. Au fait, mourir là ou mourir ailleurs, puisqu’il faut mourir, peu nous importe !

— Seulement, songez-y, dit Athos, cher ami, c’est mourir plus tôt.

— Bah ! un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne vaut pas la peine de chicaner.

— Si je m’étonne de quelque chose, dit sentencieusement Porthos, c’est que ce ne soit pas déjà fait.

— Oh ! cela se