Aller au contenu

Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/520

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Chalais.

— Non, non, continua d’Artagnan, ce n’est point la marche mesurée d’un fantassin ; ce n’est point non plus le pas écarté d’un homme de cheval. Il y a dans tout cela une jambe fine, une allure distinguée. Ou je me trompe fort, ou nous avons affaire à un gentilhomme.

— Un gentilhomme ! s’écria Athos ; impossible ! ce serait un déshonneur pour toute la seigneurie.

— Belle chasse ! dit Porthos avec un rire qui fit trembler les vitres ; belle chasse, mordieu !

— Partez-vous toujours, Athos ? demanda d’Artagnan.

— Non, je reste, répondit le gentilhomme avec un geste de menace qui ne promettait rien de bon à celui à qui ce geste était adressé.

— Alors, les épées ! dit Aramis, les épées ! et ne perdons pas un instant.

Les quatre amis reprirent promptement leurs habits de gentilshommes, ceignirent leurs épées, firent monter Mousqueton, Blaisois, et leur ordonnèrent de régler la dépense avec l’hôte et de tenir tout prêt pour le départ, les probabilités étant que l’on quitterait Londres la nuit même.

La nuit s’était assombrie encore, la neige continuait à tomber et semblait un vaste linceul étendu sur la ville régicide ; il était sept heures du soir à peu près, à peine voyait-on quelques passants dans les rues, chacun s’entretenait en famille et tout bas des événements terribles de la journée.

Les quatre amis, enveloppés de leurs manteaux, traversèrent toutes les places et les rues de la Cité, si fréquentées le jour, et si désertes cette nuit-là. D’Artagnan les conduisait, essayant de reconnaître de temps en temps des croix qu’il avait faites avec son poignard sur les murailles ; mais la nuit était si sombre que les vestiges indicateurs avaient grand’peine à être reconnus. Cependant d’Artagnan avait si bien incrusté dans sa tête chaque borne, chaque fontaine, chaque enseigne, qu’au bout d’une demi-heure de marche il parvint, avec ses trois compagnons, en vue de la maison isolée.

D’Artagnan crut un instant que le frère de Parry avait disparu ; il se trompait : le robuste Écossais, accoutumé aux glaces de ses montagnes, s’était étendu contre une borne, et comme une statue abattue de sa base, insensible aux intempéries de la saison, s’était laissé recouvrir de neige ; mais à l’approche des quatre hommes il se leva.

— Allons, dit Athos, voici encore un bon serviteur. Vrai Dieu ! les braves gens sont moins rares qu’on ne le croit ; cela encourage.

— Ne nous pressons pas de tresser des couronnes pour notre Écossais, dit d’Artagnan ; je crois que le drôle est ici pour son propre compte. J’ai entendu dire que ces messieurs qui ont vu le jour de l’autre côté de la Tweed sont fort rancuniers. Gare à maître Groslow ! il pourra bien passer un mauvais quart d’heure s’il le rencontre.

En se détachant de ses amis il s’approcha de l’Écossais et se fit reconnaître. Puis il fit signe aux autres de venir.

— Eh bien ? dit Athos en anglais.

— Personne n’est sorti, répondit le frère de Parry.

— Bien, restez avec cet homme, Porthos, et vous aussi, Aramis. D’Artagnan va me conduire à Grimaud.

Grimaud, non moins immobile que l’Écossais, était collé contre un saule creux dont il s’était fait une guérite. Un instant, comme il l’avait craint pour l’autre sentinelle, d’Artagnan crut que l’homme masqué était sorti et que Grimaud l’a-