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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/669

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— Place, mordioux ! cria d’Artagnan, place !

À cette voix, l’homme au pistolet et à la large épée leva la tête ; il était déjà trop tard : le coup de d’Artagnan était porté ; la rapière lui avait traversé la poitrine.

— Ah ! ventre-saint-gris ! cria d’Artagnan, essayant trop tard de retenir le coup, que diable veniez-vous faire ici, comte ?

— Accomplir ma destinée, dit Rochefort en tombant sur un genou. Je me suis déjà relevé de trois de vos coups d’épée ; mais je ne me relèverai pas du quatrième.

— Comte, dit d’Artagnan avec une certaine émotion, j’ai frappé sans savoir que ce fût vous. Je serais fâché, si vous mouriez, que vous mourussiez avec des sentiments de haine contre moi.

Rochefort tendit la main à d’Artagnan. D’Artagnan la lui prit. Le comte voulut parler, mais une gorgée de sang étouffa sa parole ; il se raidit dans une dernière convulsion et expira.

— Arrière, canaille ! cria d’Artagnan. Votre chef est mort et vous n’avez plus rien à faire ici.

En effet, comme si le comte de Rochefort eût été l’âme de l’attaque qui se portait de ce côté du carosse du roi, toute la foule qui l’avait suivi et qui lui obéissait prit la fuite en le voyant tomber. D’Artagnan poussa une charge avec une vingtaine de mousquetaires dans la rue du Coq, et cette partie de l’émeute disparut comme une fumée en s’éparpillant sur la place de Saint-Germain-l’Auxerrois et en se disparaissant par les quais.

D’Artagnan revint pour porter secours à Porthos, si Porthos en avait besoin ; mais Porthos, de son côté, avait fait son œuvre avec la même conscience que d’Artagnan. La gauche du carosse était non moins bien déblayée que la droite et l’on relevait le mantelet de la portière que Mazarin, moins belliqueux que le roi, avait pris la précaution de faire baisser.

Porthos avait l’air fort mélancolique.

— Quelle diable de mine faites-vous donc là, Porthos, et quel singulier air vous avez pour un victorieux !

— Mais vous-même, dit Porthos, vous me semblez tout ému ?

— Il y a de quoi, mordioux ! je viens de tuer un ancien ami.

— Vraiment ! dit Porthos. Qui donc ?

— Ce pauvre comte de Rochefort !…

— Eh bien ! c’est comme moi, je viens de tuer un homme dont la figure ne m’est pas inconnue ; malheureusement, je l’ai frappé à la tête, et en un instant il a eu le visage plein de sang.

— Et il n’a rien dit en tombant ?

— Si fait, il a dit… Ouf !

— Je comprends, dit d’Artagnan ne pouvant s’empêcher de rire, que, s’il n’a pas dit autre chose, cela n’a pas dû vous éclairer beaucoup.

— Eh bien, monsieur ? demanda la reine.

— Madame, dit d’Artagnan, la route est parfaitement libre, et Votre Majesté peut continuer son chemin.

En effet, tout le cortége arriva sans autre accident à l’église Notre-Dame, sous le portail de laquelle tout le clergé, le coadjuteur en tête, attendait le roi, la reine et le ministre, pour la bienheureuse rentrée desquels on allait chanter le Te Deum.

Pendant le service et vers le moment où il tirait à sa fin, un gamin tout effaré entra dans l’église, courut à la sacristie, s’habilla rapidement en enfant de chœur, et fendant, grâce au respectable uniforme dont il venait de se couvrir, la foule qui encombrait le temple, il s’approcha de Bazin, qui, revêtu de sa robe bleue