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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/90

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savez qu’il a des terres, Porthos ?

— Comment donc ! je crois bien. Dix lieues de bois, de marais et de vallées ; il est seigneur du mont et de la plaine, et il plaide pour droits féodaux contre l’évêque de Noyon.

— Bon, dit d’Artagnan à lui-même, voilà ce que je voulais savoir ; Porthos est en Picardie.

Puis tout haut :

— Et il a repris son ancien nom de Du Vallon ?

— Auquel il a ajouté celui de Bracieux, une terre qui a été baronnie, par ma foi.

— De sorte que nous verrons Porthos baron.

— Je n’en doute pas : la baronne Porthos surtout sera admirable.

Les deux amis éclatèrent de rire.

— Ainsi, reprit d’Artagnan, vous ne voulez pas passer au Mazarin ?

— Ni vous aux princes ?

— Non. Ne passons à personne, alors, et restons amis ; ne soyons ni cardinalistes ni frondeurs.

— Oui, dit Aramis, soyons mousquetaires.

— Même avec le petit collet ? reprit d’Artagnan.

— Surtout avec le petit collet ! s’écria Aramis, c’est ce qui en fait le charme.

— Alors donc, adieu, dit d’Artagnan.

— Je ne vous retiens pas, mon cher, dit Aramis, vu que je ne saurais où vous coucher, et que je ne puis décemment vous offrir la moitié du hangar de Planchet.

— D’ailleurs, je suis à trois lieues à peine de Paris ; les chevaux sont reposés, et en moins d’une heure je serai rendu.

Et d’Artagnan se versa un dernier verre de vin.

— À notre ancien temps ! dit-il.

— Oui, reprit Aramis, malheureusement c’est un temps passé : fugit irreparabile tempus.

— Bah ! dit d’Artagnan, il reviendra peut-être. En tout cas, si vous avez besoin de moi, rue Tiquetonne, hôtel de la Chevrette.

— Et moi, au couvent des jésuites : de six heures du matin à huit heures du soir, par la porte ; de huit heures du soir à six heures du matin, par la fenêtre.

— Adieu, mon cher.

— Oh ! je ne vous quitte pas ainsi, laissez-moi vous reconduire.

Et il prit son épée et son manteau.

— Il veut s’assurer que je pars, dit en lui-même d’Artagnan.

Aramis siffla Bazin, mais Bazin dormait dans l’antichambre sur les restes de son souper, et Aramis fut forcé de le secouer par l’oreille pour le réveiller. Bazin étendit les bras, se frotta les yeux et essaya de se rendormir.

— Allons, allons, maître dormeur, vite l’échelle.

— Mais, dit Bazin en bâillant à se démonter la mâchoire, elle est restée à la fenêtre, l’échelle.

— L’autre, celle du jardinier : n’as-tu pas vu que d’Artagnan a eu peine à monter et aura encore plus grand’peine à descendre ?

D’Artagnan allait assurer Aramis qu’il descendrait fort bien, lorsqu’il lui vint une idée ; cette idée fit qu’il se tut.

Bazin poussa un profond soupir et sortit pour aller chercher l’échelle. Un instant après, une bonne et solide échelle de bois était posée contre la fenêtre.

— Allons donc, dit d’Artagnan, voilà ce qui s’appelle un moyen de communication, une femme monterait à une échelle comme celle-là.

Un regard perçant d’Aramis sembla vouloir aller chercher la pensée de son ami jusqu’au fond de son cœur, mais d’Artagnan soutint ce regard avec un air d’admirable naïveté. D’ailleurs, en ce moment il mettait le pied sur le premier échelon de l’échelle et descendait. En un instant il fut à terre. Quant à Bazin, il demeura à la fenêtre.