Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/91

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Reste là, dit Aramis, je reviens.

Tous deux s’acheminèrent vers le hangar ; à leur approche Planchet sortit, tenant en bride les deux chevaux.

— À la bonne heure, dit Aramis, voilà un serviteur actif et vigilant ; ce n’est pas comme ce paresseux de Bazin, qui n’est plus bon à rien depuis qu’il est homme d’église. Suivez-nous, Planchet ; nous allons en causant jusqu’au bout du village.

Effectivement, les deux amis traversèrent tout le village en causant de choses indifférentes ; puis, aux dernières maisons :

— Allez donc, cher ami, dit Aramis, suivez votre carrière, la fortune vous sourit, ne la laissez pas échapper ; souvenez-vous que c’est une courtisane, et traitez-la en conséquence ; quant à moi, je reste dans mon humilité et dans ma paresse ; adieu.

— Ainsi, c’est bien décidé, dit d’Artagnan, ce que je vous ai offert ne vous agrée point ?

— Cela m’agréerait fort, au contraire, dit Aramis, si j’étais un homme comme un autre ; mais, je vous le répète, en vérité je suis un composé de contrastes ; ce que je hais aujourd’hui, je l’adorerai demain, et vice versâ. Vous voyez bien que je ne puis m’engager comme vous, par exemple, qui avez des idées arrêtées.

— Tu mens, sournois ! se dit à lui-même d’Artagnan ; tu es le seul, au contraire, qui saches choisir un but et qui y marches obscurément.

— Adieu donc, mon cher, continua Aramis, et merci de vos excellentes intentions, et surtout des bons souvenirs que votre présence a éveillés en moi.

Ils s’embrassèrent. Planchet était déjà à cheval, d’Artagnan se mit en selle à son tour, puis ils se serrèrent encore une fois la main. Les cavaliers piquèrent leurs chevaux et s’éloignèrent du côté de Paris.

Aramis resta debout et immobile sur le milieu du pavé jusqu’à ce qu’il les eût perdus de vue.

Mais, au bout de deux cents pas, d’Artagnan s’arrêta court, sauta à terre, jeta la bride de son cheval au bras de Planchet, et prit les pistolets de ses fontes, qu’il passa à sa ceinture.

— Qu’avez-vous donc, Monsieur ? dit Planchet tout effrayé.

— J’ai que, si fin qu’il soit, dit d’Artagnan, il ne sera pas dit que je serai sa dupe. Reste ici et ne bouge pas ; seulement mets-toi sur le revers du chemin, et attends-moi.

À ces mots, d’Artagnan s’élança de l’autre côté du fossé qui bordait la route et piqua à travers la plaine, de manière à tourner le village. Il avait remarqué entre la maison qu’habitait Mme de Longueville et le couvent des jésuites un espace vide qui n’était fermé que par une haie.

Peut-être, une heure auparavant, eût-il eu de la peine à retrouver cette haie, mais la lune venait de se lever, et quoique de temps en temps elle fût couverte par des nuages, on y voyait, même pendant les obscurcies, assez clair pour retrouver son chemin.

D’Artagnan gagna donc la haie et se cacha derrière. En passant devant la maison où avait eu lieu la scène que nous avons racontée, il avait remarqué que la même fenêtre s’était éclairée de nouveau, et il était convaincu qu’Aramis n’était pas encore rentré chez lui, et que, lorsqu’il y rentrerait, il n’y rentrerait pas seul.