Page:Dupeuty, Bourget - Les deux Pêcheurs.djvu/5

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POLISSARD.

Quoi donc ? ça mord ?

GROS-MINET.

Je la tiens !

POLISSARD.

Quoi donc ? une carpe ?

GROS-MINET.

Non, la solution de mon problème.

POLISSARD.

Il était donc bien difficile, celui-là ?

GROS-MINET.

Tenez, lisez ce problème étrange, ce rébus qui a jeté la perturbation dans tous les cerveaux assez spirituels pour… tenez… jugez-en vous-même !

POLISSARD, lisant.

« Étant donné un navire de soixante-sept mètres de long…

GROS-MINET, lisant.

» Avec un mât de misaine de semblable hauteur ;

POLISSARD.

» Le navire jaugeant cinq cent cinquante tonneaux…

GROS-MINET.

» Parti de Smyrne, pour Marseille…

POLISSARD.

» Et ayant à bord soixante-cinq jours de vivres…

GROS-MINET.

» Onze passagers, huit hommes d’équipage… trouver l’âge du capitaine, ah ! ah !

POLISSARD.

Eh bien !

GROS-MINET.

Eh bien ! je dis que lorsque ledit navire aura parachevé sa petite traversée… lorsque le capitaine sera devant Marseille, il vous aura dans les trente-huit à trente-neuf ans.

POLISSARD.

Pourquoi ça ?

GROS-MINET.

Parce que, lorsque ledit capitaine sera en vue du lazaret, il approchera de la quarantaine… ah ! ah !… vous n’êtes pas surpris ?…

POLISSARD.

Je le savais… il y a beau temps. Nous en faisons bien d’autres… ah ! vous aimez ce genre de bêtises carabinées ?

GROS-MINET.

On m’a surnommé le gros Sphinx.

POLISSARD.

Oh ! alors, nous sommes matelots, vous sommes copins !

GROS-MINET.

Quoi ! vous seriez aussi godiche que moi ?

POLISSARD.

À preuve… écoutez !

GROS-MINET.

Comme pêcheur, je vous prête mes ouïes.

POLISSARD.

Quelle différence y a-t-il entre un brochet et mon paletot ?

GROS-MINET.

Diable ! quelle différence ? (Cherchant.) Attendez… ma foi, Gros-Minet donne sa langue aux chats !

POLISSARD.

Voilà la différence… c’est que le brochet se mange au bleu, et que mon paletot, hélas ! se mange aux vers.

GROS-MINET, lui tapant sur le ventre.

Boum !… ah ! vous le prenez comme ça ! bon pour le poisson d’eau douce ; mais pour le poisson de mer… connaissez-vous le procédé pour donner de la gaieté aux harengs ?

POLISSARD, réfléchissant.

De la gaieté aux harengs ?

GROS-MINET.

Oui, aux harengs… sors de là si tu peux.

POLISSARD.

Je demande la perche !

GROS-MINET.

Eh ! bien, vous guettez le passage… pas du saumon… du hareng… et quand vous en apercevez un banc, gardez-vous de vous y asseoir.

POLISSARD.

Comprends pas !

GROS-MINET.

Vous profitez du rassemblement ; vous prenez la parole, vous leur faites un long, un très-long discours ; ça les embête, et pourtant vous obtenez des harengs… gais !

POLISSARD.

Mais vous êtes très-fort… joutons !

ENSEMBLE.

Joutons !

(En ce moment, le soleil commence à se montrer.)

ENSEMBLE.
POLISSARD.
–––––––––Ah ! ah ! me trompé-je ?
GROS-MINET.
–––––––––Oh ! oh ! m’abusé-je ?
POLISSARD.
–––––––––––Il se lève !
GROS-MINET.
–––––––––––Il se lève !
POLISSARD.
–––––––Le voici ! le voici ! ah !
GROS-MINET.
–––––––Le voici ! le voici ! ah !
POLISSARD.
––––––––Le voilà ! le voilà !
GROS-MINET.
––––––––Le voilà ! le voilà !
POLISSARD.
––––––Bonjour, monsieur le Soleil !
––––––Bonjour, monsieur le Soleil !
GROS-MINET.
––––––Bonjour, monsieur le Soleil !
––––––Bonjour, monsieur le Soleil !
POLISSARD.

À présent, mon petit vieux, bien le bonjour, j’ai un rendez-vous.

GROS-MINET.

Halte-là !… comme débiteur, vous, et comme garde du commerce, moi, je vous arrête (riant) de poisson.

POLISSARD.

Pas de mauvaise farce… laissez-moi passer.

GROS-MINET, lui jetant son épuisette sur la tête.

Oh ! vous ne m’échapperez pas.

POLISSARD, se débarrassant du petit filet.

Mais vous me prenez pour un autre !

GROS-MINET.

Ah !… je vous prends pour un autre !

POLISSARD.

Grossièrement !

GROS-MINET.

Et cette petite lettre de change ?…

POLISSARD.

Moi !… faire des lettres de change !… (Avec dignité.) Apprenez que je n’ai pas assez de crédit pour ça !

GROS-MINET.

Nierez-vous votre signature ?… là… au bas : « Polissard. »