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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/2

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jusqu’à ce jour que des Indiens Apaches, hôtes certes plus féroces, plus malfaisants et plus redoutables que les reptiles et les bêtes fauves.

Adossée au nord contre, le golfe de Californie, bornée au sud, à l’ouest et à l’est par ces immenses et inexplorées solitudes que les géographes contemporains les mieux informés sont réduits à désigner sur la carte par d’humbles points d’interrogation et de modestes hachures, la forêt Santa-Clara est en outre défendue contre l’envahissement des émigrants européens par la difficulté presque insurmontable que présente son itinéraire, que l’on parte de San-Francisco ou de Guaymas. Longer les bords à peu près impraticables du golfe de Californie, traverser le rio Colorado, franchir une triple barrière de montagnes[1] où marcher continuellement à travers des tribus ennemies, présente des difficultés que l’amour le plus effréné de l’or ne songerait pas même à vaincre. Le trajet de San-Francisco à Santa-Clara est d’environ neuf cents milles anglais ou douze cents kilomètres ; mais de Guaymas, port mexicain, à cette forêt, la route n’est guère de plus de trois cents milles, ou cent lieues.

Le cavalier qui marchait en tête de la petite troupe, et lui servait de guide, présentait dans sa personne un singulier mélange de civilisation et de barbarie ; son accoutrement, moitié mexicain, moitié indien n’aurait pas permis de préciser sa nationalité, si sa peau rouge, son front déprimé, ses traits bizarrement accentués ne l’avaient désigné tout d’abord comme appartenant à la grande famille des enfants libres du désert ; en effet, c’était un Indien Seris pur sang.

Derrière l’Indien, et profitant de l’espèce de sentier momentané qu’il traçait dans sa course, quatre Mexicains solidement et nonchalamment campés sur de maigres et infatigables chevaux originaires de l’état de Sonora, le suivaient pas à pas ; chacun de ces mexicains, qui soit dit entre parenthèses, paraissaient appartenir à la classe des aventuriers de la pire espèce, portait à l’arçon de sa selle un sabre droit, une paire de pistolets et une courte carabine ; en outre, un long et solide couteau soigneusement affilé, dont le manche seul apparaissait à la hauteur du genou, était retenu par une jarretière en fils d’aloès dans les plis de leurs bottes vaqueras ; ce couteau, arme plutôt défensive qu’offensive, sert à trancher le nœud du lazo ennemi qui vous enveloppe dans une mortelle étreinte.

Le sixième cavalier cheminait à une distance d’environ cent mètres de l’avant-garde. C’était un homme de haute stature, une espèce de géant aux larges épaules, à la constitution robuste ; l’expression d’apathique indifférence habituelle à son visage, grossièrement modelé, semblait indiquer, de prime-abord, un manque absolu d’énergie et d’initiative ; toutefois la fixité et l’assurance de son œil, sec et dénué de rayonnement, disait d’une façon à ne pouvoir s’y méprendre la détermination unie à la volonté ; évidemment cet homme, malgré sa banale et vulgaire apparence, méritait et devait éveiller l’attention de tout observateur : il se nommait Grandjean, était originaire du Canada et touchait à la cinquantaine.

Soit qu’il craignit d’ensanglanter son visage aux lianes épineuses accrochées aux arbres et balancées par le vent dans l’espace, soit qu’il eût compassion de la monture, le Canadien marchait à pied, tirant après lui son cheval par la bride ; au reste, il paraissait peu soucieux de ce surcroît de fatigue.

Le septième et dernier cavalier de l’aventureuse petite troupe était, sans contredit, le plus remarquable de tous ; il devait avoir de vingt-huit à trente ans : ses manières hautaines, son buste nerveux et élancé, un je ne sais quoi d’essentiellement aristocratique qui se décelait jusque dans ses moindres mouvements, sa façon fière et superbe de relever la tête ; tout enfin dénotait en lui, sinon l’habitude, au moins le goût inné du commandement.

Ses bras, démesurément gros et développés comparativement à la finesse de sa taille, indiquaient une puissance musculaire peu commune ; néanmoins ses mains, de forme irréprochable malgré leur nerveuse maigreur, eussent été enviées par bien des femmes. Ses traits d’une beauté réelle pris isolément, présentaient dans leur ensemble quelque chose d’antipathique. La raison de cette impression étrange provenait du singulier regard qui tombait de ses yeux, d’un gris clair et verdâtre. Ce regard, assez semblable à celui du reptile fascinant sa proie, exprimait à dose égale le dédain, la méfiance et la férocité. Un homme prudent se serait abstenu sans doute d’asseoir un jugement définitif sur de tels indices, mais il aurait à coup sûr évité le contact de cet inconnu et repoussé son intimité. Les aventuriers, placés sous ses ordres, car les six cavaliers dont il vient d’être question étaient à sa solde, ignoraient son nom de famille, et l’appelaient simplement el señor don Enrique, M. Henry.

Au moment où commence notre récit, le soleil déclinait à l’horizon ; l’atmosphère, accablante pendant la journée, avait repris un peu de fraîcheur ; les cris discordants de milliers d’oiseaux aux formes fantastiques et aux étincelants plumages, retentissaient de tous les côtés ; les cimes des arbres, courbées par l’ardeur du soleil, relevaient doucement leurs verts panaches : tout annonçait l’approche de la nuit.

Don Enrique, les sourcils froncés, l’air soucieux, paraissait, depuis un instant, livré à de pénibles réflexions ; tout d’un coup il ramena à lui la bride, qu’il laissait distraitement flotter sur le cou de sa monture, et stimulant d’un vigoureux frottement d’éperon le pauvre animal, harassé de fatigue, il rejoignit le flegmatique Canadien.

— Grandjean, dit-il d’un ton bref, je veux que nous sortions de cette forêt avant la fin du jour. Remonte à cheval et fais en sorte que mon ordre soit promptement exécuté.

— Ma foi, monsieur Henry, répondit le Canadien d’une voix traînante et avec un accent normand des plus prononcés, voilà ce que j’appellerai, sauf votre respect, parler pour ne rien dire !… Je comprends parfaitement bien que vous souhaitiez avec ardeur camper cette nuit en rase campagne, mais comment diable voulez-vous que je réalise votre désir ? Pas plu que vous je ne connais les solitudes du

  1. Sur la carte du Mexique la plus récente, carte dressée par ordre du sénat, on lit, à propos de ces montagnes : « Se suporte que estas montañas ne se extienden mas de lo que aqui se ve hacia el norte ; pero no hay datos suficientes para trazarlas con exactitud. » On suppose que ces montagnes ne s’étendent pas plus loin qu’on ne le voit ici, vers le nord ; mais on n’a pas de renseignements suffisants pour les indiquer d’une façon précise.