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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/3

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monte Santa-Clara… Jamais jusqu’à ce jour je ne me suis aventuré dans cet océan de verdure !…

— Si ton expérience de la vie du désert est tellement incomplète que tu aies besoin d’avoir cent fois parcouru une route pour réussir à t’orienter, ce n’était pas la peine de t’engager à ma solde ; le premier mendiant aveugle m’aurait rendu les mêmes services que toi.

À cette apostrophe le Canadien resta impassible et continua d’avancer d’un pas égal, en tirant toujours après lui sa monture.

— Ne m’as-tu pas entendu ? reprit d’un ton menaçant celui qu’on appelait M. Henry.

— Certes, oui.

— Alors pourquoi ne me réponds-tu pas ?

— Parce que je hais les querelles inutiles, monsieur Henry.

— Tu es fou ! tu oublies l’infranchissable distance que l’éducation et la naissance ont mise entre nous deux ! Tel mot qui dans la bouche de mon égal constituerait à mes yeux une mortelle injure, devient, en passant par tes lèvres insignifiant et sans portée !… Ta peux t’expliquer sans crainte.

— Ce n’est pas là crainte, mais seulement l’ennui qui me fait garder le silence, monsieur Henry, dit froidement le Canadien, je déteste les discussions inutiles. Enfin ! puisque vous tenez tant à causer, causons.

Tandis que Grandjean prononçait ces paroles, le visage de M. Henry se teignait et se couvrait alternativement de la rougeur de la colère et de la pâleur de la rage. Un moment il parut sur le point de céder à la violence de ses sentiments ; mais bientôt, soit qu’il eût pitié de l’infériorité morale de son interlocuteur, soit plutôt qu’il ne jugeât pas le moment opportun pour se priver de ses services, les muscles contractés de son visage se détendirent, l’éclair de son regard s’éteignit, et ce fut sur un diapason beaucoup moins élevé qu’il reprit l’entretien.

— Quel motif te fait supposer, Grandjean, que je désire si ardemment camper cette nuit hors de la forêt ? lui demanda-t-il.

— Dame ! il n’est pas nécessaire d’avoir reçu une bien grande éducation pour savoir que Dieu a donné aux hommes et aux animaux un puissant instinct de conservation ! Tout être vivant fuit la mort !

— Mes jours sont-ils donc menacés ?

— Je le crois !

Un sourire de souverain mépris glissa sur les lèvres minces de M. Henry.

— Et c’est dans cette forêt que les ennemis ou les traîtres que j’aurai bientôt à combattre ou à punir, espèrent accomplir leur œuvre sanglante ?

— Je l’ignore.

— Tu mens, et tu es toi-même un traître ! s’écria le jeune homme en portant sa main droite au pommeau de sa selle qui soutenait les fontes de ses pistolets.

Le Canadien vit et comprit parfaitement ce mouvement, néanmoins aucune trace d’émotion n’apparut sur sa figure.

— Monsieur Henry, dit-il d’une voix toujours aussi calme, vous ne me prouverez jamais, quelque savant et quelque instruit que vous soyez, qu’avertir un homme de se tenir sur ses gardes, ce soit lui être hostile et se montrer son ennemi !… Laissez donc vos pistolets en repos… Vous maniez les armes à feu d’une manière très-convenable… j’en conviens… Toutefois, malgré la remarquable justesse de votre vue, malgré la fermeté de votre main, vous ne comptez encore que parmi les tireurs secondaires de la frontière ! Votre trop grande fougue nuit à la précision de vos mouvements… Avant que vous n’ayez sorti votre revolver, j’aurais, moi, le temps de charger ma carabine et de vous envoyer une balle en plein corps !… N’allez pas croire au moins que ce soit là une menace que je vous adresse ; non, c’est un simple avertissement que je vous donne.

M. Henry haussa les épaules d’un air de pitié.

— Trêve de vains propos et allons au fait ! dit-il : comment se peut-il que, sachant que l’on en veut à mes jours, tu ignores quels sont mes ennemis et quels projets ils ont formés contre moi ?

— Vous me prêtez un langage que je n’ai jamais tenu, monsieur Henry : j’ai dit seulement, et je vous répète, que je crois vos jours menacés ; mais croire à une chose, ce n’est pas l’affirmer !… Il est possible que je me trompe ! Quant au désir que, selon moi, vous devez éprouver de vous voir hors de la forêt Santa-Clara, quoi de plus naturel ?… J’ai connu des gens très-courageux qui préféraient marcher toute la nuit, sans prendre une heure de repos, à camper dans une forêt ! Une vipère qui rampe, protégée par l’obscurité et abritée par l’épaisseur d’un buisson, est certes plus à craindre que l’ours gris bondissant furieux dans la savanne !

Un assez long silence suivit cette réponse du Canadien. Ce fut M. Henry qui, le premier, reprit la parole.

— Je laisse à l’avenir le soin de m’édifier sur ton compte, Grandjean, dit-il d’un air pensif. Seulement, sois persuadé d’une chose : il vaut mieux être mon ami que mon ennemi ! Ah ! j’oubliais… une dernière question… Comment se fait-il qu’ayant une si grave communication à m’adresser, tu aies paru éprouver tout à l’heure une aussi forte répugnance à entamer cet entretien ? Ta conduite me semblait assez difficile à expliquer.

— Elle est cependant fort simple, monsieur Henry !

— Parle, je t’écoute ! Surtout n’essaye pas de me tromper !…

— Vous tromper ! répéta le Canadien ; me prenez-vous donc pour un Mexicain ou pour un yankee ? Je suis Normand, originaire de Villequier. On n’a pas chez nous l’habitude de mentir. Quand une question nous embarrasse ou nous déplaît, nous n’y répondons pas, voilà tout. Maintenant, vous désirez connaître le motif de mon silence ; eh bien ! je vais vous le dire. D’abord, je dois vous déclarer que je n’éprouve pour vous ni amitié ni haine : vous m’êtes complètement indifférent. Que vous réussissiez ou que vous échouiez dans votre entreprise, dont j’ignore et ne désire nullement connaître le but, cela m’est complètement égal. Je ne tiens qu’à une chose : gagner honnêtement la solde que vous me payez ! Vous m’avez loué à Guaymas, à raison de trente piastres par mois, pour vous accompagner en voyage. Partout où vous avez été, je vous ai suivi ; là où vous irez, j’irai !… Je me suis engagé, si les Indiens nous attaquent, à me battre bravement… soyez persuadé que, si l’occasion se présente, mon rifle ne restera pas inactif !… Enfin, il a été convenu entre vous et moi, que j’emploierai