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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/26

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la lisière du monte Santa-Clara et entra en rase campagne ; Joaquin Dick avait scrupuleusement rempli son engagement ; la petite caravane était restée juste trois heures en route.

Ce fut en vain que M. Henry tenta de se rapprocher du Batteur d’Estrade et d’entrer en conversation avec lui ; Joaquin opposa une froideur si marquée aux avances du jeune homme, que celui-ci dut renoncer, du moins momentanément, à éclaircir ses soupçons.

Le lendemain, à l’heure du départ, ce fut Grandjean qui réveilla les Mexicains, car le Batteur d’Estrade était monté à cheval vers le milieu de la nuit, et depuis lors on ne l’avait plus revu. À la tombée du crépuscule, Joaquin Dick apparut tout à coup, stimulant de la voix son cheval Gabilan qui, bondissant comme un chevreuil sur ses jarrets d’acier, dévorait l’espace.

— Voici de quoi manger ! dit le Batteur d’Estrade en jetant par terre une dizaine de poules sauvages qu’il portait pendues mortes à l’arçon de sa selle.

— Joaquin, deux mots, je vous prie, s’écria M. Henry en s’avançant vivement à sa rencontre.

— Quatre, si bon vous semble ! Mes affaires sont terminées, et je suis libre de tous soucis.

— Vos affaires ?

— Eh bien, oui, mes affaires ! Vous figurez-vous tout bonnement que je vous vole votre argent ? J’accomplis consciencieusement ma tâche. Je suis parti la nuit dernière dans la double intention d’éclairer le chemin et de prendre l’avance d’une étape sur vous ; maintenant je reviens d’examiner et de reconnaître la route que vous aurez à parcourir demain. All is right (tout va bien), comme répètent sans cesse les yankees. Quels sont ces deux mots que vous avez à me dire ?

— Vous avez répondu à ma question à l’avance. Je voulais savoir ce que signifiait votre brusque départ de la nuit dernière.

— Oui, je comprends ! une vieille habitude d’Europe ! Quand, dans votre pays, vos domestiques s’absentent trop longtemps sans votre permission, vous les gourmandez et les interrogez à leur retour : « D’où diable viens-tu, pendard de Jasmin ? Où as-tu été, maraud de Lafleur ? » Mais avec nous autres, batteurs d’estrades, ce n’est plus cela !… Tant que nous ne disons rien, ou tant qu’on ne nous voit pas, ceux qui nous emploient sont tranquilles, car notre silence ou notre absence signifient qu’ils ne courent aucun danger… Voilà justement pourquoi j’ai posé comme condition première de mon engagement à votre service que vous ne m’interrogerez jamais, ou du moins, si vous me questionnez, que j’aurai le droit de me taire !

Il serait difficile, sinon impossible, de décrire l’étonnement que la réponse du Batteur d’Estrade causa à M. Henry. Ces mots, de « pendard de Jasmin, et maraud de Lafleur, » constituaient dans la bourbe d’un Mexicain, habitant la frontière, une si singulière anomalie, que le jeune homme, il faut en convenir, avait bien le droit de se montrer surpris.

— Señor Joaquin, s’écria-t-il après s’être assuré par un rapide et circulaire regard qu’aucun de ses serviteurs n’était à portée de l’entendre, señor Joaquin, vous n’êtes ni un vagabond, ni un batteur d’estrade, et le rôle que vous jouez vis-à-vis de moi ne saurait durer davantage… Allons, à bas le masque et montrez votre visage.

— Comment ! je joue un rôle ? Comment ! je ne suis pas un batteur d’estrade ? dit le Mexicain en riant d’un franc rire ; et que diable suis-je alors ? Un prince qui voyage incognito ? Je consens à être damné au jour du jugement dernier, si je comprends un mot à tout ce que vous me dites là ? Votre seigneurie, sans doute, veut se divertir ?

— Trêve de maladroites hypocrisies, Joaquin ?… L’évidence ne se nie pas ! C’est en vain que vous essayez de me donner le change !… J’ai cent preuves pour une, je vous le répète, que vous jouez en ce moment un rôle ! Pourquoi ? C’est ce que je veux savoir, ce que je saurai !…

— Et quelles sont vos cent preuves, señor ?…

— À quoi bon vous les énumérer ? Ma conviction est faite ; cela me suffit ! Du reste, votre langage de tout à l’heure, réminiscence du siècle dernier…

— Je n’y suis plus du tout, señor !

« — Ce pendard de Jasmin, et ce maraud de Lafleur ! »

— Ah ! oui, je me rappelle !… Ma foi ! c’est un matelot déserteur que j’ai connu maromero (ou saltimbanque) à Mexico, qui, en me parlant des domestiques qu’il prétendait avoir eus jadis, me citait toujours son pendard de Jasmin et son maraud de Lafleur… Depuis lors…

— Que vous sert de mentir, Joaquin, puisque je ne vous crois pas ?…

— Merci, caballero, de votre politesse ! Comme je vois que notre conversation n’aboutirait pas à grand’chose, je vous demande la permission d’y couper court pour aller m’occuper de mon souper. Je suis à jeun depuis hier soir.

— Cette conversation, Joaquin, doit aboutir à une explication, s’écria le jeune homme d’un ton d’autorité qui décelait une résolution fermement arrêtée.

Joaquin, au lieu de répondre, prit une cigarette dans la poche de sa veste, battit ensuite le briquet, et allumant le papelito, sans se presser, souffla nonchalamment une ondoyante bouffée de fumée devant lui.

— Eh bien ? demanda le jeune homme d’une voix encore contenue, mais qui vibrait déjà de colère et d’impatience.

Le Batteur d’Estrade leva sur son fougueux interlocuteur un œil atone, et d’un air à la fois impertinent et ennuyé.

— Señor, lui dit-il, Vos allures de matamore… c’est encore mon matelot déserteur qui m’a appris ce mot-là… sont non-seulement déplacées envers les personnes à qui elles s’adressent, mais elles sont surtout dangereuses pour vous !… Vous avez à exiger de moi une seule chose… Que je vous conduise sain et sauf à Guaymas… pas davantage !… Si mon présent vous appartient dans une certaine mesure, vous n’avez absolument rien à voir dans mon passé. Est-ce que je vous demande, moi, quelles ont été les occupations ou les erreurs de votre jeunesse ? Non !… Pourtant ce récit me ferait peut-être bien passer quelques heures agréables !… vous avez un tempérament qui se prête si bien aux aventures !… Ne m’interrompez pas, je vous prie, ce serait éterniser un dialogue qui commence à me fatiguer… Je n’ai plus que peu de mots à ajouter…

Joaquin Dick huma une seconde bouffée de sa cigarette ; puis reprit, toujours avec le même sang-froid :

— Je vous donne ma parole d’honneur de caballero, que ma seule, mon unique profession est bien celle de batteur