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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/27

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d’estrade !… Du reste, vous avez un moyen bien facile de vous assurer de la véracité de mes assertions : interrogez vos domestiques ; j’ai assez mal mené ces drôles pour que vous n’ayez pas à craindre leur partialité en ma faveur !… Ils vous répéteront ce que je vous affirme ici, que la réputation de Joaquin Dick, comme batteur d’estrade, s’étend à plus de mille lieues au-delà dé la frontière ! Maintenant, si votre confiance en moi est ébranlée, si vous vous méfiez de mon habileté et de mon expérience, mon Dieu, je suis tout disposé à résilier notre marché : vous irez de votre côté, moi du mien ! J’aime l’argent ; mais, après tout, vingt piastres ne constituent pas une fortune !…

Les doutes qui, après la réponse du Mexicain, s’emparèrent de l’esprit de M. Henry, furent aussi grands que son étonnement avait été naguère extrême. Cependant, soit qu’il obéît à un inexplicable pressentiment, soit plutôt qu’il ne voulût pas paraître céder, il revint à sa première idée.

— Voilà beaucoup d’adresse et d’éloquence dépensées en pure perte, Joaquin, dit-il ; car j’attends toujours votre explication.

Cette insistance finit par ébranler le sang-froid du Mexicain : de son regard voilé, engourdi, jaillit comme une flamme, et sa voix, jusqu’alors lente et monotone, prit un timbre métallique et vibrant dont l’effet ne saurait se traduire.

— Señor don Enrique, dit-il, si ce n’est par savoir-vivre, que ce soit au moins par prudence, n’insistez pas ! Imitez la réserve dont je fais preuve depuis mon retour, en refoulant au plus profond de mon cœur une question indiscrète qui me brûle les lèvres… car, moi aussi, j’aurais une explication à vous demander !

— Vous ! et laquelle ?…

— Alors, c’est un nouveau marché que vous me proposez ? Soit, je l’accepte !… Confidence pour confidence !… Tantôt, en éclairant la route que nous parcourrons demain, j’ai fait fuir à mon approche une épaisse nuée de zopolites acharnés après une proie !… Les croassements prolongés de ces hideuses bêtes, en m’apprenant avec quelle volupté ils assouvissaient leur gloutonne voracité, me donnèrent l’idée de regarder de près quel était l’objet de cet immonde festin… C’était le cadavre d’un homme !… Vous m’écoutez, n’est-ce pas, señor don Enrique ?

— Poursuivez !…

— Je descendis de cheval, j’écartai les vêtements de la victime, et je reconnus que l’infortuné, comme on dit généralement à tort en parlant de ceux qui ont cessé de vivre, avait reçu une balle en pleine poitrine !… Un beau coup, ma foi ! bien ajusté, bien réussi !…

— Eh bien ! après ?…

— Dans la secousse que j’imprimai au cadavre, une balle roula par terre… je la ramassai… la voici ! Oh ! vous pouvez la toucher sans crainte… cette balle ne saurait être empoisonnée… la pointe d’acier dont elle est garnie la rend bien assez meurtrière pour qu’on ait jugé inutile de la tremper dans des sucs vénéneux !… Une belle invention que ces pointes d’acier !… n’est-il point vrai, señor ?…

Le Batteur d’Estrade aurait pu continuer longtemps sans que M. Henry songeât à l’interrompre. Le visage blême, les paupières dilatées outre mesure, les lèvres agitées par un tic nerveux, il était en proie à une émotion que ses efforts pour la contenir et la dissimuler rendaient encore plus visible et plus poignante.

Joaquin Dick attendait patiemment, et sans paraître attacher une grande importance à cette crise, qu’elle fût passée.

Enfin, M. Henry, par un violent effort de volonté, parvint à donner passage à sa voix à travers son gosier resserré.

— Quel a été votre but en me racontant cette histoire, Joaquin ?

— Mon but était d’abord de vous intéresser, et je crois y avoir réussi ; puis ensuite de vous demander s’il vous est possible de m’apprendre quelle est la main qui a lancé cette balle, et l’intention qui a guidé cette main.

Un silence menaçant, presque solennel, régna de nouveau entre les deux interlocuteurs ; celui que l’on appelait M. Henry écoutait, prêt à y céder, les conseils de la violence ; Joaquin Dick, quoique sa physionomie eût repris son expression habituelle de bonhomie inintelligente, ressemblait assez au tigre, qui, à l’approche du combat, se replie lentement sur lui-même en affectant un calme doucereux et plein de candeur.

La position était trop tendue pour pouvoir se prolonger ; M. Henry rompit le premier la glace.

— Si je vous ai bien compris, Joaquin, s’écria-t-il, vous désirez savoir si c’est moi qui suis le meurtrier de ce malheureux, et, dans ce cas, quel est le motif qui m’a fait agir ?

— Non, seigneurie, je ne désire rien savoir du tout !… Je ne tenais qu’à une chose, et j’y suis parvenu… à vous faire comprendre qu’il est toujours de mauvais goût, et parfois cruel, d’exiger d’un homme qu’il vous raconte ses affaires privées ! Que diable, ici-bas, chacun a ses petites peccadilles à cacher !… L’humanité, en général, est admirable et féconde en vertus ; mais, en particulier, elle n’est pas complètement parfaite… Elle laisse parfois à désirer ! sur ce, señor, je vous baise les mains et suis votre très-humble serviteur.

Le Batteur d’Estrade salua profondément le jeune homme, et, s’éloignant à grands pas sans attendre sa réponse, rejoignit Grandjean et les Mexicains, déjà occupés à préparer le repas du soir.

Pendant les six jours qui suivirent, aucun événement digne d’être rapporté n’entrava ou n’accidenta la marche des aventuriers ; Joaquin Dick, presque toujours en avant, ne se mêlait guère à ses compagnons de voyage que pour prendre part au souper ; quant à M. Henry, après avoir longtemps questionné le canadien Grandjean, qui lui confirma de tous points ce que le Batteur d’Estrade avait dit de soi-même, il ne cherchait plus à se rapprocher de ce bizarre personnage ; il avait plutôt l’air, au contraire, de l’éviter.

Le septième jour, c’était le lendemain que la petite caravane devait arriver à Guaymas, le Batteur d’Estrade qui, contrairement à sa coutume, n’avait point pris les devants et marchait au milieu des aventuriers, se retourna vers Grandjean, et lui adressant brusquement la parole :

— Señor Canadien, lui dit-il en espagnol, votre maître m’a affirmé, si j’ai bonne mémoire, que vous possédez la science approfondie du pionnier et du chasseur ?

— Dame ! seigneurie, j’emploie de mon mieux ma mémoire, ma vue et mon intelligence !