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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/28

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— En ce cas, les indices qui annoncent dans les solitudes l’approche d’un événement grave doivent vous être familiers ?

— Quand cet événement fait partie des choses naturelles et humaines, oui.

— Depuis ce matin, n’avez-vous rien remarqué ?

— Je vous demande pardon, j’ai au contraire remarqué beaucoup de choses…

— Quoi donc, je vous prie ?

— Oh ! vous en savez à ce sujet au moins tout autant que moi…

— C’est probable, mais je ne serais pas fâché de contrôler mes observations par les vôtres… Dites…

— Nous avons croisé, à six heures, une piste d’Indiens…

— C’est juste… avez-vous compté combien ils étaient ?…

— Une quarantaine, à ce que je pense.

— Vous vous trompez de six, ils sont passés au nombre exact de trente-quatre ! Et, selon vous, qu’indique la marche de ces Indiens ?

— Ah ! seigneurie, répondit le Canadien, votre question prouve que vous avez une bien médiocre opinion de ma sagacité… ces Indiens sont chaussés de leurs mocassins de guerre…

Les paroles prononcées par Grandjean produisirent une impression aussi vive que pénible sur les quatre Mexicains.

— Mais alors, seigneurie, s’écria l’un d’eux en fixant sur le Batteur d’Estrade ses yeux agrandis et troublés par la peur, nous sommes perdus !… Qu’allons-nous devenir ?

Joaquin, par un geste qui lui était familier, haussa les épaules, et continuant de s’adresser au Canadien :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas communiqué votre découverte aussitôt que vous l’avez faite ?

— J’aurais cru vous faire injure, seigneurie.

— Quel parti pensez-vous que nous devons prendre ?

— Gagner le plus de terrain que nous pourrons.

— Et si les Indiens nous attaquent ?

— Ce sera tant pis pour eux.

— Comment cela, tant pis pour eux ?… Vous oubliez qu’ils sont trente-quatre et que nous ne sommes que sept !

— Votre calcul, seigneurie, diffère beaucoup du mien ! Je comptais que nous n’étions que trois pour tenir tête à ces quarante Peaux-Rouges ; car ces Mexicains, voyez-vous, ça pique ferme et mortellement dans l’ombre, mais c’est fainéant au soleil, et puis ça n’aime pas le bruit des armes à feu ! Ah ! pardon, seigneurie, voilà que j’oublie que vous êtes Mexicain !… oui, mais vous, vous êtes une exception en tout !…

— Le hasard, dit Joaquin, m’a fait naître au Mexique ; mais je ne reconnais pas ce pays pour patrie ! Enfant de la liberté, je me considère comme citoyen de l’univers !… Je reviens au sujet qui nous occupe… Quelles dispositions prendriez-vous si vous étiez chargé de notre défense ?

— Mes préparatifs ne seraient ni longs ni compliqués, seigneurie ; je ferais égorger nos chevaux, et, couché à plat-ventre et à l’abri derrière ce rempart, j’abattrais à coups de rifle tout Peau-Rouge qui aurait l’imprudence de se montrer à portée… Ce ne serait pas, au reste, la première fois que j’aurais usé de ce moyen… Je sais qu’il est pénible de massacrer d’honnêtes et bons animaux, et je préférerais, certes, cent fois sacrifier nos Mexicains ; mais malheureusement ils sont si maigres, qu’ils ne sauraient nous rendre le même service que nos chevaux…

La réponse de Granjean amena presque le rire sur les lèvres sérieuses du Batteur d’Estrade ; les Mexicains, eux, parurent ne l’approuver que médiocrement ; mais dominés par l’intensité de leur effroi, ils ne songèrent pas à réclamer.

M. Henry, surpris par les éclats de voix qui partaient des rangs ordinairement silencieux de ses serviteurs, avait depuis un instant arrêté son cheval, et il attendait que son escorte le rejoignît.

— Qu’y a-t-il ? que se passe-t-il ? demanda-t-il à Grandjean.

En peu de mots, le Canadien le mit au courant de l’événement.

Le jeune homme se retournait vers Joaquin Dick pour connaître son opinion, lorsque celui-ci fit signe de se taire.

La troupe entière fit halte. Le Batteur d’Estrade, penché sur le cou de son cheval immobile, paraissait prêter une extrême attention à un bruit venant du lointain.

— Entendez-vous ? demanda-t-il en se remettant droit en selle.

— Non, je n’entends rien… Ah ! si fait, je distingue maintenant un roulement éloigné du tonnerre… C’est singulier… le temps est magnifique, et pas un seul nuage ne tache la limpidité du ciel…

— Ce que vous prenez pour le tonnerre est tout bonnement le bruit produit par un vaste incendie !… les Peaux-Rouges ont commercé leurs opérations.

— Devons-nous donc battre en retraite ? demanda M. Henry d’un ton qui prouvait combien cette proposition lui souriait peu.

— Non, avançons toujours ! Ah ! apercevez-vous ce nuage d’un noir opaque, qui s’élève en se balançant lourdement à l’horizon ?

— Oui, parfaitement.

— C’est un épais tourbillon de fumée… Caramba ! ils n’y vont pas de main morte, les Apaches !

— Ces Indiens sont donc des Apaches ?

— Oui, et des Apaches Chirigoguis, c’est-à-dire les plus féroces et les plus vindicatifs de leur race ; car les Apaches se divisent en plusieurs tribus, répondit le Batteur d’Estrade, avec un calme si plein d’insouciance qu’il ressemblait à un professeur d’histoire naturelle expliquant du haut de sa chaire, à son auditoire, les mœurs, la classe et les instincts d’une race animale peu connue. Que diable s’amusent-ils à brûler là-bas ? continua Joaquin Dick. Probablement la ferme (rancho) de Buenavista ou celle d’El-Aguage.

— Je crois que vous faites erreur, seigneurie, interrompit Grandjean en baissant les yeux d’un air embarrassé et modeste ; car contredire le Batteur d’Estrade lui semblait une grande hardiesse. C’est le rancho de la Ventana qui doit brûler !…

— Le rancho de la Ventnna ! répéta Joaquin Dick, en poussant un cri de fureur et d’effroi qui fit tressaillir ses compagnons de route. Non… non… ce n’est pas… ce ne