Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/4

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au profit de votre bien-être mon expérience de la vie du désert ! N’ai-je pas encore, sur ce point, loyalement rempli mes engagements ? Quand la soif vous brûlait la gorge, quand le soleil, versant sur votre tête ses rayons de plomb fondu, vous menaçait d’une mortelle démence, ne vous ai-je pas trouvé de l’eau, toujours construit un abri ? Oui, n’est-ce pas ? Vous ne sauriez prétendre le contraire ! Nous ne nous devons donc rien l’un à l’autre ; vous m’avez exactement payé, je vous ai consciencieusement servi ; nous sommes quittes ! À présent, si, par votre imprudence ou par votre cupidité, vous vous êtes placé dans une mauvaise position, cela ne me regarde en rien !… Je ne suis ni votre conseiller, ni votre ami, ni votre défenseur, ni votre ennemi… Je tiens à rester neutre… Mais voilà beaucoup de paroles perdues !… J’ai eu tort de soulever cette discussion !… Ne m’interrogez plus : je ne vous répondrais pas.

Le jeune homme avait écouté Grandjean avec une extrême attention, et sans cesser de fixer sur lui son regard.

— Je te remercie de ta rude franchise, lui dit-il ; elle m’inspire plus de confiance qu’une pompeuse protestation de dévouement !… Puisque tu crains si fort de te compromettre, je consens à couper court à cette conversation ! Sois assuré que vipères et ours gris, pour, me servir de ton énigmatique langage, me sont également indifférents : contre les premiers, j’ai le talon de ma botte ; contre les seconds, le canon de ma carabine.

— Moi, monsieur Henry, je suis moins imprudent : je préfère tuer de loin le reptile à l’affronter de près ! Une morsure au talon est chose vite faite, et le venin monte bien rapidement du talon au cœur ! Au reste, toutes ces choses-là ne me regardent pas : chacun est libre d’envisager à son point de vue et de juger d’une façon différente les actions de la vie. N’avez-vous aucun ordre à me donner ?

— Au contraire ! Tu vas remonter tout de suite à cheval, prendre la tête de notre troupe, et nous guider comme bon te semblera, jusqu’à ce que tu trouves un emplacement convenable pour le campement de cette nuit.

— Je vous ai déjà dit et je vous répète, monsieur Henry, que je ne connais nullement la forêt Santa-Clara, répondit le Canadien, tout en se mettant lourdement en selle.

— Aussi n’est-ce pas à ta mémoire, mais bien à ton expérience que je fais un appel en ce moment. Un homme, initié comme tu l’es aux mystères des solitudes, doit savoir, mieux que personne, choisir l’endroit le plus favorable, pendant une halte, à sa propre sécurité. Agis donc pour moi comme pour toi ; j’approuve implicitement à l’avance, soit les précautions que tu jugeras convenable de prendre, soit les imprudences que tu croiras nécessaires de risquer ! Allons, éperonne ton cheval… et en avant !

— Vraiment, monsieur Henry, dit Grandjean après une courte hésitation et d’un air qui décelait le mécontentement et l’embarras, je ne vous dissimulerai pas que la confiance que vous me témoignez m’est extrêmement désagréable, et me place dans une singulière position…

— Quelle position, Grandjean ?

— Dame ! dans la position de me faire casser la tête par une balle ou creuser la poitrine par un couteau pour rendre service à une personne qui m’est complètement indifférente !… Je devine, à votre étonnement, que vous ne comprenez pas bien encore votre situation. Après tout, comme vous êtes dans votre droit en exigeant que je vous serve de guide, je dois vous obéir.

Le Canadien, après cette réponse, fit claquer sa langue à plusieurs reprises, mit son cheval au trot, et rejoignit bientôt l’Indien Seris, qui marchait à la tête de la caravane.

Les Mexicains, en voyant Grandjean opérer sa manœuvre, échangèrent entre eux un rapide et presque imperceptible regard d’intelligence. Quant à l’Indien, ce fut avec une raideur de statue et sans manifester la moindre surprise qu’il se retourna vers le Canadien, qui du canon de sa carabine, l’avait doucement touché à l’épaule.

— Traga-Mescal, lui dit Grandjean en espagnol, — le dialogue échangé entre M. Henry et le Canadien avait eu lieu en français, — retiens ta jument et laisse-moi passer !

— Passe ! répondit laconiquement le Seris.

— Voilà qui est fait… très-bien !… Deux mots encore, cher Traga-Mescal.

— Dis !…

— Je ne saurais, quand je suis en voyage, sentir quelqu’un sur mes talons… cela me gêne dans mes allures, m’agace les nerfs et me conduit à fatiguer inutilement mon cheval !…

— Voilà bien des paroles, et tu ne m’as encore rien dit !

— Ton observation est fort judicieuse, aimable Traga-Mescal !… Alors j’aborde franchement la question : si tu t’avises de me suivre à moins de vingt-cinq pas de distance, je t’envoie la balle de mon rifle en plein corps ! Tu m’as bien compris ?

— Très-bien, répondit l’Indien avec une imperturbable gravité.

— Tu me connais déjà assez pour savoir que je ne menace jamais en vain ! Ce que je dis, je le fais !

— Je sais que tu es brutal et brave !

Au sourire de satisfaction qui entr’ouvrit les grosses lèvres du Canadien, il était aisé de deviner que la réponse du Seris constituait, à ses yeux, un compliment flatteur ; toutefois, il s’éloigna sans répondre. Traga-Mescal, raide et immobile sur sa jument, attendit, avant de se remettre en route, que les Mexicains l’eussent rejoint ; deux mots qu’il prononça alors à voix basse, et sans retourner la tête, firent tressaillir les nouveaux venus, qui continuèrent d’avancer en silence.

Après une nouvelle heure d’une marche lente et pénible à travers la forêt, la troupe des aventuriers s’arrêta : Grandjean avait enfin rencontré un campement à sa guise.

L’endroit choisi par le Canadien était d’une pittoresque et sauvage beauté : c’était au bord d’une large lagune dont l’eau dormante, abritée et encadrée par un gigantesque rempart de verdure, ressemblait à la surface d’un immense miroir. Une espèce de berge naturelle, formée par un accident de terrain et complètement dénuée d’arbres, côtoyait pendant une centaine de pas la partie de la rive où les voyageurs mirent pied à terre.

Les Mexicains et l’Indien Traga-Mescal dessellaient déjà leurs chevaux qui, le cou tendu vers la lagune, hennissaient de joie et léchaient avec des langues enflammées par la soif leurs mors recouverts d’une couche d’écume desséchée,