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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/36

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leur caractère… Merci, Antonia, de l’intérêt que tu me témoignes… Ce n’est que de la politesse, mais je dois toujours t’en savoir gré. Moi, je serai plus franc, et je t’avouerai tout naïvement que mon arrivée à la Ventana est, en effet, le fait du hasard.

— Ainsi, tu es donc toujours le même ? dit la jeune fille en riant d’un rire frais et perlé qui ressemblait à un gazouillement d’oiseau. Tu as peur que l’on sache que tu es bon, et tu joues du mieux que tu peux ton rôle d’homme méchant. C’est une plaisante idée que tu as là, Joaquin ! Heureusement qu’elle ne nuit à personne, pas même à toi. Ah ! à propos, tu n’es pas venu seul, n’est-ce pas ? j’ai aperçu plusieurs chevaux dans le corral. Qui t’accompagne ?

— Des domestiques mexicains, Grandjean que tu connais, et un jeune étranger qui désire vivement te voir et que je vais te présenter.

— Un étranger qui désire vivement me voir, moi ? et pourquoi donc ?

— Parce que cet étranger, un charmant caballero, a entendu vanter partout ta beauté sans pareille.

Un nouvel éclat de rire, mais moins franc, moins spontané que le premier, sortit des lèvres roses et fraîches de la jeune fille.

— Tu apportes dans tes plaisanteries, une gravité à laquelle je me laisse toujours prendre, Joaquin, dit-elle ; puis, après une hésitation à peine marquée, Antonia ajouta :

— Mais, non, cette fois, tu as l’air de parler sérieusement !… Est-il donc vrai que je sois jolie ? ne me trompes-tu pas ? dis : est-ce vrai ?

— Si je te réponds oui, seras-tu contente ?

— Oh ! certes, bien contente !

— Pourquoi ?

Antonia se mit à réfléchir ; l’étonnement naïf, qui se peignit bientôt sur son délicieux visage, aurait convaincu le plus sceptique et le plus incrédule que la jeune fille n’avait jamais songé, jusqu’à ce jour, aux avantages de la beauté.

— Je ne sais pas dit-elle enfin ; n’importe ! je voudrais bien être jolie !…

Depuis que la jeune fille avait adressé sa délicate question, le Batteur d’Estrade était devenu tout soucieux.

— Tu oublies, Antonia, dit-il tout à coup, comme s’il se réveillait d’un profond sommeil, que tu manques en ce moment-ci aux devoirs de l’hospitalité !

— Moi !… Pourquoi ? comment ?

— En tardant aussi longtemps à souhaiter la bienvenue à ton hôte ?

— Ah ! mon Dieu ! tu as raison, Joaquin ! J’avais oublié cet étranger ! Où est-il ? Pourvu que Panocha ait eu soin de lui offrir des rafraîchissements ! Il est parfois si fier et si bizarre, ce pauve Panocha !

— Cet étranger est ici ! répondit Joaquin en se retirant de devant la porte et en indiquant d’un geste la salle à manger.

La jeune fille entra.

— Señor, dit-elle en saluant gracieusement M. Henry, veuillez considérer cette maison comme étant la vôtre ! Tout ce qui est ici vous appartient !

Après avoir plutôt récité que dit cette formule invariable et monotone de la politesse mexicaine, Antonia leva les yeux sur le jeune homme, et tressaillit ; une expression indéfinissable, et dont le caractère prédominant se rapprochait de l’effroi, fit passer comme un nuage sur son front rayonnant de jeunesse, d’innocence et de pureté.

Quant à M. Henry, l’air gauche, embarrassé, profondément troublé, il s’inclina devant Antonia en balbutiant quelques paroles à peu près inintelligibles.

— Ah ! ah ! ah !… Dieu me pardonne, j’étais loin de m’attendre à une telle entrevue ! s’écria le Batteur d’Estrade en accompagnant ces paroles d’un rire aigre et nerveux, la candeur fascinée par l’audace, et l’audace foudroyée par la candeur !… Mais cela fait vraiment tableau !… Allons !… allons !… allons ! voilà qui commence bien et promet d’attendrissantes péripéties pour l’avenir.

Antonia regarda Joaquin avec de grands yeux étonnés, et le jeune homme reprenant son sang-froid, répondit en souriant :

— J’ai porté la peine, non de mon audace, mais de mon imprudence !… J’ai été, non pas foudroyé, mais ébloui… En effet, c’est folie de regarder le soleil en face.

Antonia avait écouté attentivement ce compliment entortillé et suranné, mais elle ne l’avait pas compris ; aussi garda-t-elle le silence.

Il faut cependant reconnaître que la conduite de M. Henry, conduite dont il ne se serait certes pas cru capable quelques minutes auparavant, était parfaitement motivée par l’apparition, c’est le mot, de sa jeune hôtesse.

Antonia présentait, dans sa personne, un de ces types exceptionnels de beauté et de formes que les anciens poètes de Vieille-Castille ont été seuls assez heureux pour voir et pour chanter, types merveilleux que fit éclore la domination des Maures en Espagne, et qui brisa à Cordoue l’épée de Gonzalve victorieux.

Sa chevelure noire, d’une abondance et d’une finesse inouïes, deux qualités rarement réunies, avait des reflets blonds s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui, tout à la fois, en doublaient et en adoucissaient l’éclat. Ses yeux, d’un bleu foncé, voilés par de longs cils, et fendus avec cette perfection inimitable qui relève directement de Dieu, promettaient des trésors de tendresse que démentait la chaste et calme assurance de son maintien.

Sa bouche, chef-d’œuvre de la nature, à enthousiasmer et à décourager un grand peintre, était si fraîche et si délicate qu’elle paraissait comme une fleur douée d’un parfum. Quant à ses petites dents d’une admirable blancheur et rangées avec une irréprochable régularité, si elles ne ressemblaient pas à des perles, car les perles sont généralement nuancées de gris ou de bleu, elles offraient le type des dents espagnoles, c’est-à-dire des plus jolies dents qui soient au monde. Son nez, sans présenter cette ligne droite et un peu tranchante qui se retrouve souvent dans les keepsakes anglais, avait une finesse extrême ; l’expressive mobilité de ses narines imprimait à sa physionomie, selon les émotions qui l’agitaient, un air de mutinerie enfantine ou de fierté castillane capable de trouver un sage anachorète ou de faire baisser le regard le plus effronté. Antonia était plutôt petite que grande, mais sa taille était si souple, sa jambe si fine, sa démarche si gracieuse, que ce défaut, si c’en est un, devenait chez elle une qualité.

Quant à ses pieds et à ses mains, ils étaient, comme ses