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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/37

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dents espagnols dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire, irréprochables et au-dessus de toute exagération.

Le costume que portait la jeune fille était fort simple, et pourtant il lui allait à ravir.

Sur sa tête, un grand chapeau de paille la garantissait des atteintes du soleil ; un corsage d’étoffe de foulard, qui dessinait sa taille adorable, sans nuire à la liberté de ses mouvements, était réuni à un corte de tunico ou espèce de jupe mexicaine par une faja en crêpe de Chine.

Ce corte de tunico assez court, selon l’usage du pays, laissait apercevoir la naissance de la jambe d’Antonia. Des bottines, d’une forme un peu différente de celles d’Europe et assez semblables aux chaussures des Hongroises… de l’Opéra, défendaient ses petits pieds cambrés contre les aspérités du sol et la morsure des insectes venimeux dont abonde la Basse-Californie. Antonia portait à la main une légère et riche carabine que des ornements trop visibles et d’assez mauvais goût indiquaient comme étant d’origine belge.

L’arrivée de l’illustre Panocha fit cesser un silence gêné et contraint, qui, depuis la présentation de M. Henry à Antonia, s’était établi dans la salle à manger du rancho.

L’empressement que mit la charmante enfant à interpeller son majordome, prouvait que ce silence glacial l’embarrassait, et qu’elle avait hâte d’y mettre fin.

— Eh bien ! Andrès, dit-elle, es-tu content de ta journée ? As-tu bien travaillé ? La récolte de maïs sera-t-elle belle ?

Ces questions, dont il ne pouvait deviner le vrai motif, parurent produire sur le Mexicain une impression peu agréable.

Il releva la tête d’un air majestueux, campa son poing sur sa hanche, et se dandinant d’une façon toute gracieuse :

— Vous savez bien señorita, dit-il, que je ne travaille jamais ! Un caballero se doit à son rang… Vos pions, que j’ai rencontrés tantôt, pendant que j’étais en promenade, m’ont semblé assez assidus à leur ouvrage. Si je ne me trompe, ils m’ont même assuré que le rendement de la milpaénbsp ;[1] sera des plus satisfaisants.

— Bien !… bien ! Andrès… Ordonne, je te prie, que l’on serve le dîner ; ces messieurs doivent avoir faim.

— Ah ! oui, s’écria d’une voix de stentor Grandjean, qui, sérieusement occupé à déguster un énorme verre de mescal ou eau-de-vie indigène placé devant lui, n’avait pas encore pris part à la conversation ; oh ! oui, ce n’est pas de refus !

Le Canadien parlait peu ; mais, en revanche, ce qu’il disait était ordinairement frappé au coin du bon sens et de la pratique de la vie.

— Du moment où vous me priez d’une chose, je suis à vos ordres, señorita ! répondit Panocha en s’inclinant devant la jeune fille.

— Ce Panocha me paraît un drôle de corps ! dit M. Henry en suivant d’un regard moqueur le Mexicain qui s’éloignait.

— Andrès possède des qualités sérieuses, répondit Antonia. J’ai une confiance entière dans son dévouement et sa fidélité. Quant aux petits travers qui vous ont choqué en lui, je serais coupable de les remarquer, car j’en suis peut-être cause…

— Je ne vous comprends pas señorita, daignez nous expliquer !…

— Mais je ne puis vraiment pas trahir les secrets de ce bon Panocha, reprit la jeune fille d’un air mutin et enjoué !… Après tout, comme ce secret ne m’a pas été confié et que je l’ai deviné, il m’appartient !… Sachez donc que si Panocha s’affuble de si singulières toilettes, s’il se retranche avec tant de morgue dans sa dignité, s’il prône si haut sa qualité d’hidalgo, — il a déjà dû vous apprendre qu’il se croit hidalgo, n’est-il pas vrai ? — c’est tout simplement parce qu’il veut me plaire !…

— Ah ! le señor Panocha vous aime ?

— Il est fou de moi… il en perd la tête ! répondit gaiement Antonia.

Le jeune homme allait accueillir cet aveu par un compliment ; mais, après avoir hésité, il resta silencieux, et se mit à considérer avec une nouvelle attention le délicieux visage de la jeune fille.

— Cette enfant est-elle tout simplement une petite coquette campagnarde, une sorte de Célimène des bois, ou bien une création d’élite et tout exceptionnelle de la nature ? se demandait-il ; c’est ce qu’il ne m’est pas encore possible de décider ! Bon ! voilà que je fais fausse route ! Je m’aveugle à plaisir !… Quelle bizarre propension a donc l’homme à écouter plutôt le fou caquetage de l’imagination que la voix logique de la raison ? c’est que probablement les images qu’enfante notre imagination sont le reflet de nos désirs, tandis qu’au contraire les accents de la vérité nous arrachent à nos rêves les plus doux ! Antonia, une création d’élite et tout exceptionnelle de la nature !… Ah ! ah ! ah ! parole d’honneur, je m’admire dans ma naïveté ! C’est à croire que j’ai quitté d’hier les bancs du collège !… D’où diable m’est venue cette pensée ? Quelque réminiscence, sans doute, de mes lectures de jeunesse ! Le domaine du roman, ce pays magique, découvert par des cerveaux creux et fréquentés par des oisifs, peut être fort agréable à parcourir pour les personnes qui, se sentant incapables d’arriver à rien par elles-mêmes, éprouvent le besoin de se créer une existence factice ; mais je serais impardonnable de me laisser prendre à ces puériles rêveries. Antonia est adorablement belle… c’est vrai… et encore ne devrais-je pas me prononcer d’une façon si absolue sans l’avoir vue auparavant vêtue à l’européenne, car le pittoresque de son costume contribue probablement pour beaucoup à l’éclat de sa beauté… Non ! non ! cette fois-ci je vais trop loin… ouvrière ou grande dame, Mexicaine ou Française, coiffée d’un chapeau, d’un bonnet ou d’un rebozo, Antonia serait toujours un véritable chef-d’œuvre de la nature, mais rien de plus, et c’est déjà bien assez… Née et élevée dans une contrée à peu près sauvage et inhabitée, elle n’a pas rencontré encore l’occasion de développer ou de démasquer ses petites passions, et elle conserve toute la poésie de l’ignorance… Oui, mais qu’elle trouve par hasard un adorateur possible… un peu moins ridicule que Panocha, et je parierais ma tête que la señorita Antonia se lancera à corps perdu dans un amour banal et mesquin, qui n’aura pas même pour lui la sémillante et traîtresse allure d’un caprice de grisette. Et pourquoi, au fait, ne serais-je pas l’homme de cet amour ? Bah ! je ne suis pas venu en Amérique pour gaspiller en enfantillages un temps précieux ! Je dois suivre d’un pas infatigable et sûr, sans me laisser détourner par rien, la route que je me suis tracée. Dieu ! que cette enfant

  1. Champ défriché dans une forêt.