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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/38

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est belle ! c’est à n’en pas croire ses yeux ! Parbleu ! s’arrêter en route, ce n’est pas se détourner de son chemin… c’est faire une halte… pas autre chose !

Le jeune homme contempla pendant quelques instants Antonia, tout en paraissant sourire à une pensée intime.

Le dîner qu’une servante apporta en ce moment mit un terme aux réflexions du jeune homme.

Grandjean, ses deux larges coudes appuyés sur la table, regardait avec une satisfaction évidente, et qu’il ne songeait nullement à dissimuler, les plats que la servante déposait devant lui.

— Holà ! muchacha, dit-il à la domestique, donne-moi une serviette bien blanche.

Quand par hasard, hasard qui se représentait bien rarement, le Canadien se voyait assis devant une table régulièrement servie, il se figurait qu’il assistait à une véritable débauche de luxe, et alors, ma foi ! il voulait que la fête fût complète, et il ne reculait devant aucun des raffinements de la civilisation : témoin cette extravagante demande d’une serviette blanche.

Quoique M. Henry, assis à côté d’Antonia, s’occupât bien plus de sa voisine que du repas, il ne put s’empêcher de remarquer la composition du dîner ; les plats étaient tous de façon européenne.

— Réellement, señorita, dit-il, depuis quelques jours le département de la Sonora s’est changé pour moi en une terre enchantée… Je marche de surprises en surprises. D’abord, la rencontre du señor Joaquin Dick, un batteur d’estrade probablement unique en son genre ; ensuite votre apparition si radieuse, si éblouissante, que j’en suis encore à me demander comment et pourquoi vous êtes si belle ! Plus tard, passant des personnes aux choses, la découverte d’un rancho, tenu avec l’élégante coquetterie d’une maison de plaisance européenne ; et enfin, maintenant, me voilà assis devant un dîner qui, si j’avais quelques tendances à la nostalgie, m’attendrirait jusqu’aux larmes, en me rappelant ma patrie… En présence de tant de sujets d’étonnements, veuillez excuser ma curiosité et me pardonner ma question : Êtes-vous réellement née au Mexique ; avez-vous toujours habité la ferme de la Ventana !

— Non, señor, je suis née de l’autre côté des mers… j’avais huit ans lorsque je suis arrivée au Mexique.

— Non pas seule, sans doute, poursuivit le jeune homme en souriant.

— J’étais avec ma mère…

Une adorable expression de tristesse passa sur le front de la jeune fille, ainsi qu’un nuage blanc dans un ciel d’azur.

— Et madame votre mère… est…

Le jeune homme hésita ; puis avec une sensibilité qu’éveillait en lui la beauté d’Antonia, il ajouta :

— Madame votre mère est retournée vers Dieu ?

— Ma mère a été tuée par les Peaux-Rouges, qui pillèrent, il y a six ans, le rancho de la Ventana.

M. Henry observa tout juste le silence commandé en une pareille circonstance par les convenances, et reprenant la parole d’une voix qu’il s’efforçait, de rendre indifférente, mais qui, malgré lui, trahissait un vif intérêt :

— Et maintenant, señorita, vous habitez seule ce rancho ?

— Seule de corps, mais non de pensée, car ma mère est toujours avec moi !

Caramba ! Il est plus d’une jeune fille qui s’arrangerait fort d’une surveillance aussi peu incommode ! s’écria le Batteur d’Estrade, qu’en pensez-vous, señor don Henrique !

Il y avait dans cette demande une expression d’ironie douloureuse et une allusion directe qui n’échappèrent pas à M. Henry ; toutefois, il eut l’air de ne s’apercevoir de rien, et il répondit froidement :

— La señorita a une beauté qui commande l’admiration, et un esprit qui impose le respect… dans de telles conditions on peut regretter l’amour d’une mère, mais on n’a nul besoin d’une surveillante.

Le repas s’acheva dans le silence, Grandjean attaquait le menu avec une victorieuse violence, et Panocha, sa serviette encore pliée sur son assiette, regardait Antonia tout en épluchant une orange. Panocha, avant de se mettre à table, avait largement satisfait, en cachette, son appétit à la cuisine, car, pour rien au monde, il n’aurait consenti à toucher à un plat en présence d’Antonia !… Le galant majordome possédait trop à fond la science de la civilité mexicaine pour jamais manger devant une femme… Fi donc ! cela eut été indigne d’un caballero.

— Señores, dit Antonia en se levant de table, que je ne vous dérange en rien. Vous devez vous mettre en route de bonne heure, et le repos vous est nécessaire. Vos chambres sont prêtes. À propos, Andrès, ne dois-tu pas partir demain pour Guaymas ?

— Oui, señorita, et je resterai absent deux jours en tout. Au reste, à présent que la récolte de maïs est… Qu’est-ce que cela me fait à moi, la récolte du maïs ? continua vivement Panocha, qui s’était interrompu au beau milieu de sa phrase ; est-ce que ces choses-là me regardent ?… Je serai de retour après-demain.

M. Henry, au lieu de profiter de la liberté que lui donnait la jeune fille, laissa sortir Grandjean et Panocha de la salle à manger ; puis, s’inclinant gracieusement devant Antonia :

— Señorita, lui dit-il, il me reste non-seulement à vous remercier de votre généreuse et gracieuse hospitalité, mais encore à solliciter une nouvelle preuve de votre bonté.

— Que désirez-vous señor ?

— La continuation de cette même hospitalité. Oh ! je vous en conjure, señorita, n’ayez pas mauvaise opinion de moi en me voyant si exigeant et si audacieux. Le long voyage que je viens de faire m’a brisé. J’aurais peur, s’il ne m’est permis de prendre un peu de repos, de ne pouvoir arriver jusqu’à Guaymas.

— Ce que vous appelez une preuve de ma bonté, est tout bonnement un droit qui vous appartient, señor… comme à tout le monde ! Il y a toujours une place à la table et sous le toit du rancho de la Ventana pour ceux qui se présentent au nom de l’hospitalité ? Je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, cette maison est à votre disposition… considérez-la comme étant la vôtre… Vous êtes ici chez vous !

L’indifférence avec laquelle la jeune fille prononça ces paroles donnait une bien moindre portée à leur signification ; néanmoins elles parurent causer un vif plaisir à M. Henry, qui, saluant Antonia, se dirigea vers la porte.

— Mauvais prétexte, mais bon résultat, lui dit rapide-