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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/39

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ment à demi voix le Batteur d’Estrade, en l’arrêtant au passage.

M. Henry leva les yeux sur son interlocuteur et sortit sans lui répondre. Joaquin Dick était pâle comme un mort.


VIII

LE SECRET D’ANTONIA.


Resté seul avec Antonia, Joaquin Dick se mit à se promener de long en large dans la salle à manger ; son pas irrégulier et nerveux accusait, soit une extrême irrésolution, soit une douloureuse tension d’esprit. Quelques monosyllabes inintelligibles qui, de temps à autre, s’échappaient de ses lèvres, prouvaient par-dessus tout la violence de ses préoccupations, car le Batteur d’Estrade prenait ordinairement grand soin de ne trahir, par aucun signe extérieur et visible, les émotions qu’il ressentait.

Antonia, le bras appuyé contre le dossier d’une chaise, suivait les mouvements de Joaquin d’un regard empreint d’une bonté qui atteignait presque à la tendresse.

— Antonia lui dit le Batteur d’Estrade en s’arrêtant brusquement devant elle, depuis la dernière fois que je t’ai vue, un grave événement a dû prendre place dans ta vie ? Tu rougis… tu te tais… C’est bien… Ton silence m’apprend deux choses : que tu as un secret, et que ta bouche n’est pas encore habituée au mensonge. Caramba ! je ne te demande pas ce secret ; garde-le, il m’importe si peu de le savoir ! Seulement, fais-moi grâce dorénavant de ces fausses démonstrations d’amitié dont tu m’accables chaque fois que le hasard me conduit au rancho… J’ai sans doute tort de te parler ainsi, car tu vas peut-être t’imaginer que tu m’as froissé dans mon affection pour toi… ce serait une erreur… Tu m’as toujours été complètement indifférente, Antonia, ce qui m’irrite, et ce mot va même plus loin que ma pensée, c’est que tu te figures que je suis ta dupe, que je prends au sérieux l’étalage de tes beaux sentiments… Je sais bien que c’est montrer là un sot et puéril amour-propre… Que veux-tu ? chacun a ses faiblesses et ses défauts. Moi, je ne puis supporter l’idée que quelqu’un croie se moquer de moi. J’ai juré, il y a de cela aujourd’hui de longues années, que jamais je ne serais la dupe de qui que ce soit… et, vrai Dieu ! j’ai bien tenu mon serment.

La parole heurtée de Joaquin Dick donnait un flagrant démenti à l’indifférence dont il se vantait ; dans sa voix, tour à tour émue et ironique, la tendresse l’emportait sur la colère ; il était évident qu’il souffrait horriblement.

L’attaque un peu brutale du Batteur d’Estrade ne parut nullement offenser Antonia ; si ce n’est un doux sourire et une légère rougeur qui entr’ouvrit ses lèvres et passa sur son front, on aurait eu le droit dépenser que les reproches de son vieil ami avaient rencontré en elle une indifférence complète.

— Mon bon Joaquin, lui dit-elle, tes accusations me sont précieuses ; car elles me confirment davantage dans ma croyance que tu me portes un véritable et sincère intérêt.

— Allons donc !

— Pourquoi te défendre d’un bon sentiment. Joaquin ? Si tu ne m’aimais pas, tu n’aurais pas été si méchant… Ne m’interromps pas, je t’en prie ; laisse-moi d’abord me disculper, ensuite tu me donneras un loyal abrazo, et entre nous il n’y aura plus aucun nuage. Tu prétends que j’ai des secrets pour toi, que je t’ai caché un événement important dans mon existence ? Tes accusations, fausses tout à l’heure, seraient peut-être vraies, à présent que tu viens de m’ouvrir les yeux.

La jeune fille s’arrêta pendant quelques secondes, mais surmontant bientôt le mouvement de timidité ou de confusion qui l’avait fait interrompre sa phrase, elle reprit d’une voix qui, malgré son émotion et sa douceur, décelait la résolution et la franchise :

— Si je n’ai pas provoqué moi-même cette conversation que maintenant j’ai l’air de subir, Joaquin, dit-elle, c’est d’abord parce que, depuis ton arrivée au rancho, je ne me suis pas trouvée seule avec toi ; ensuite, je te le répète, parce que je ne me doutais pas qu’il s’était produit un changement dans mon existence. Et qui sait même si… Enfin, je t’assure, Joaquin, que, loin de redouter ou de fuir ta bienveillante curiosité, je considère ta présence ici comme un grand bonheur pour moi. Tu as de l’expérience, toi ; tu m’aideras à voir clair dans mon cœur.


En dépit de l’indifférence qu’il avait déclaré éprouver pour le secret d’Antonia depuis qu’elle parlait, Joaquin Dick l’écoutait avec une anxieuse attention ; son irritation acquit même bientôt une telle intensité, qu’il interrompit Antonia, malgré sa prière, avec une vivacité extrême.

— Ainsi, s’écria-t-il, j’ai deviné juste ! Cet air de mélancolie, que j’ai remarqué aujourd’hui en toi pour la première fois, ce désir d’être belle, que tu as manifesté avec une candeur presque audacieuse, le peu d’empressement que tu as mis à voir l’étranger, M. Henry, qui m’accompagnait, tour, cela n’était pas le fait du hasard. Cette tristesse, cette coquetterie, cette indifférence, étaient d’irrécusables indices de la métamorphose qui vient de s’opérer en toi.

Le Batteur d’Estrade se mit à se promener d’un air agité et irrésolu ; on eût dit qu’il redoutait et souhaitait ardemment à la fois la fin de cette confidence. Enfin, il parut prendre son parti.

— Tu as un amant, n’est-il pas vrai, Antonia ? dit-il avec un calme glacial et qui contrastait étrangement avec l’agitation qu’il achevait de montrer.

Cette question, si brutalement précise, ne produisit aucune impression sur la jeune fille.

— Non, Joaquin, dit-elle, en accompagnant sa réponse d’un lent et adorable mouvement négatif de tête, je n’ai pas encore d’amant.

Il y avait dans la voix d’Antonia un tel accent de pureté et d’insouciance, qu’il n’était pas possible de se méprendre au sens réel de ses paroles. La jeune fille se figurait, dans sa chaste ignorance, avoir répondu à une question dont elle n’avait pas même soupçonné la portée.

— Singulière enfant ! murmura Dick ; Oh ! que ne m’est-il au moins donné de la haïr !… Tu n’as pas encore d’amant