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soit, mais tu aimes ? poursuivit le Batteur d’Estrade en fixant la jeune fille d’un regard interrogateur.

— Crois-tu, Joaquin ? demanda vivement Antonia. Oh ! je t’en supplie, ne te moque pas de moi… n’abuse pas de mon inexpérience… je serais si malheureuse, si tu me trompais !… J’aime… dis-tu ?… Oh ! ce serait trop de bonheur… Mais, en es-tu bien sûr ?

Le naïf et sincère enthousiasme de la jeune fille amena sur les lèvres du Batteur d’Estrade un superbe et sublime sourire ; le sourire du gladiateur qui, mortellement atteint, tombait en saluant César.

— Antonia, dit-il avec un sang-froid qui n’avait plus rien d’affecté, tu as reçu, pendant mon absence, un forastero[1] à la ferme ?

— Il n’est pas forastero, Joaquin, il est étranger… Français !

Il, pour la femme, représente l’homme aimé, je le sais ; mais moi, Antonia, je préférerais un nom… cela donnerait une plus grande clarté à notre dialogue.

— Il s’appelle don Luis !

— Quel joli nom !

— N’est-il pas vrai, Joaquin ? C’est ce que je ne cesse de me répéter.

Le Batteur d’Estrade haussa les épaules.

— Il est jeune, sans doute, ce señor don Luis ?

— Je le crois. Oh ! oui, il doit être jeune.

— Beau garçon ?

— Beau garçon, répéta lentement Antonia ; attends que je me souvienne… Voilà qui est singulier. Mon Dieu, je ne me rappelle plus son visage, et pourtant sa voix résonne encore à mes oreilles.

Est-il resté longtemps au rancho, ce charmant étranger à la voix si musicale !

— À peine quinze jours !

— Ah ! à peine quinze jours !… Et quel prétexte a-t-il mis en avant pour motiver un séjour de deux semaines à la Ventana, ce señor don Luis ? Était-il, comme ton hôte actuel, trop fatigué pour continuer son voyage ?… ou bien…

— Don Luis n’est ni faible ni menteur. Il s’est contenté de me dire la vérité.

— J’avoue que je serais curieux de connaître cette vérité !

— Il m’a déclaré que, depuis qu’il était au monde, il ne s’était jamais trouvé nulle part aussi heureux qu’ici, et il m’a demandé si je voulais consentir à ce qu’il restât quelque temps à la Ventana ?

— Et toi, naturellement, tu t’es empressée de lui en accorder la permission ?

— Certes !

— Et comment avez-vous passé ces quinze jours ensemble ?

— D’une manière délicieuse ; les journées ne me paraissaient pas durer une heure.

— Cela va de soi-même !… Ce que je désire savoir, c’est la façon dont vous employiez votre temps ?

— Nous chassions un peu, et nous causions beaucoup.

— Il est inutile que je te prie de me rapporter vos conversations ; je sais à l’avance tout ce que don Luis a dû te dire.

— Comment le saurais-tu, Joaquin, puisque nous étions seuls ?

— Parce que justement, quand une jolie fille et un jeune homme sont seuls, ils traitent toujours le même sujet. Les nuances diffèrent bien un peu… mais ce n’est pas la peine d’en parler… C’est là une simple question de hardiesse et d’éducation… le fond reste le même.

Cette réponse du Batteur d’Estrade amena une délicieuse expression de tristesse sur le visage d’Antonia.

— Tu ne te joues pas de ma crédulité, Joaquin, dit-elle. Quoi ! est-il possible que je me sois aveuglée à ce point ?… Moi qui écoutais, avec un plaisir dont je ne saurais te donner une idée, ce que me disait don Luis, et qui étais ravie de son esprit, je n’entendais donc qu’une leçon qu’il me répétait après l’avoir déjà cent fois récitée à d’autres femmes ! Non, non, cela n’est pas, cela ne saurait être. D’abord, tu plaisantes toujours, toi, Joaquin.

— Je te jure, Antonia, que j’ai parlé fort sérieusement.

— Tu le jures ?… alors je te crois… Pourtant, qui m’assure que tu ne me trompes pas ? Mais il est un moyen bien simple de savoir si tu as deviné juste…

— Quel moyen, Antonia !

— Répète-moi ce que me disait don Luis ! Acceptes-tu cette preuve ?

— Je l’accepte ! Seulement il est probable que, comme ma voix n’est pas aussi harmonieuse que celle de cet étranger, mes paroles ne posséderont plus pour toi ni le même charme, ni par conséquent le même sens que les siennes te paraissaient avoir.

— C’est possible ; mais à présent que me voilà avertie, je réfléchirai bien avant de porter un jugement.

— Don Luis te racontait qu’il n’avait encore jamais aimé.

— Tu te trompes déjà, Joaquin… Don Luis ne m’a pas touché un mot de son passé.

— Au fait, c’est juste !… II comprenait que tu ne saurais être exigeante !… Il te jurait que de sa vie entière il n’avait rencontré une femme dont la beauté pût être comparée à la tienne ?…

Antonia battit joyeusement des mains.

— Oh ! voilà que tu fais décidément fausse route ! s’écria-t-elle. Don Luis ne m’a jamais parlé de ma beauté !

— Alors cet homme est plus adroit et plus dangereux que je ne le supposais d’abord ; ça ne doit pas être un aventurier vulgaire !… Pourtant, il n’avait nul besoin d’user de ménagements envers elle… Aurait-il deviné l’exquise et fière intelligence qui se cache sous ses allures enfantines et sauvages ? Non… non… pour croire à ce phénomène, il faut avoir assisté à son développement. Et puis, Antonia est trop belle ; il aurait été tout de suite ébloui…

— Eh bien ! Joaquin, tu te tais, s’écria la jeune fille avec une impatience mutine, est-ce à dire que tu t’avoues vaincu ?

— Ah ! j’oubliais !… Antonia, prête-moi ton attention. Il est probable que, cette fois, tu n’auras plus à constater mon erreur…

— Je t’écoute, Joaquin.

— Don Luis ne s’est-il pas tout d’abord montré surpris de la vie solitaire que tu mènes ici ?…

  1. Le mot de forastero sert à désigner l’indigène de passage dans une localité qui n’est pas la sienne, et non pas l’étranger ou estranjero, c’est-à-dire l’homme qui vient d’un autre pays.