Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/5

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque M. Henry atteignit à son tour le lieu du campement.

À la vue du calme et mystérieux paysage qui se présenta soudainement à ses regards, le jeune homme ne put retenir une exclamation de ravissement et de surprise ; son air froid et hautain fit place à un enthousiasme, qui changea complètement l’expression de son visage et lui donna une fière et mâle beauté ; mais cette métamorphose fut de courte durée.

— Voilà un attendrissement aussi ridicule que déplacé, murmura-t-il bientôt comme se parlant à soi-même ; Dieu me pardonne, j’ai presque rêvé une chaumière et un cœur ! Qu’a donc ce site de si remarquable et de si attrayant ? C’est à peine, s’il atteint à la perfection d’un vulgaire décor d’Opéra !… Je me croyais plus fort !… Comment ai-je pu oublier un seul instant que, dans la nature, tout est mirage, de même que, dans la société, tout est mensonge !… Ici-bas, il n’y a rien de vrai, si ce n’est l’or !… J’avoue pourtant que, de prime-abord, cette nappe d’eau est d’un assez heureux effet !… Ces géants centenaires des forêts qui inclinent sur la lagune leurs vertes chevelures, bizarrement entremêlées de lianes, ressemblent assez à de vieux Faunes coquets se mirant dans l’onde d’un ruisseau !… L’imposant silence qui règne de tous les côtés, les âpres parfums qui flottent dans l’air, le vaste champ qu’offrent à l’imagination ces solitudes, tout cela réuni forme un ensemble assez harmonieux ! Oui, mais qu’au lieu de se laisser sottement aller à sa première émotion, on en appelle à l’analyse… que vous dira votre raison !… Elle vous répondra que, dans le fond fangeux de cette lagune, s’agitent de voraces et laids caïmans ; que ces bords recouverts d’une si luxuriante végétation servent de refuge à de hideux reptiles ; que ces prétendus parfums enivrants sont tout bonnement des miasmes empoisonnés et mortels ; que cette eau si limpide est stagnante, et que vouloir s’y rafraîchir en y trempant ses lèvres ou en y plongeant son corps, ce serait s’exposer, presque à coup sir à cette terrible fièvre froide d’Amérique qui lâche si rarement sa proie ! L’homme réellement au-dessus du vulgaire, l’homme supérieur, ne doit jamais se laisser dominer par une impression spontanée. Il est si rare que nos yeux et notre esprit ne se trompent pas lorsqu’ils apprécient un objet ou un sentiment nouveau !

Après avoir plutôt murmuré que prononcé ces paroles, M. Henry descendit de cheval et fit signe au Canadien de venir le rejoindre ; le géant obéit avec une lenteur qui témoignait de son indépendance.

— Ne crains-tu pas, Grandjean, lui dit le jeune homme, que le voisinage de cette lagune n’occasionne parmi nous quelque grave maladie ?… Tu sais aussi bien que moi combien dans ces régions l’humidité est chose malsaine, surtout pendant la nuit !… Il nous reste encore près d’une heure de jour… ne ferions-nous pas bien d’en profiter pour chercher un autre gîte ?…

— On guérit plus aisément d’une fièvre que d’un coup de poignard, répondit lentement le Canadien !… Du reste, agissez comme bon vous semblera. Maintenant que j’ai rempli mon devoir et accompli honnêtement la mission dont vous m’aviez chargé, il m’importe peu que vous soyez demain un être vivant ou un cadavre ! Remettons-nous en marche.

— Je n’ai qu’une parole, Grandjean : nous camperons ici !… seulement je désire savoir la raison qui t’a fait choisir ce lieu de préférence à tout autre.

Le Canadien, au lieu de répondre tout de suite à cette question, se mit à considérer attentivement son interlocuteur ; on eût dit qu’il le voyait pour la première fois.

— J’avais cru jusqu’à ce jour qu’il me suffisait d’étudier le visage d’un homme pour connaître son caractère, répondit-il enfin ; mais je reconnais que c’était là une sotte présomption !… Dorénavant j’attendrai pour juger quelqu’un que je l’aie vu agir : les actions seules ne mentent pas !…

— Tu viens donc de changer d’opinion sur mon compte ?

— Oui, monsieur Henry.

— Comment cela ?

— Je vous croyais brave et rusé à l’excès.

— Et maintenant ?

— Maintenant, je vous accorde toujours un grand courage, mais c’est tout !…

— Ce qui signifie, Grandjean, pour parler plus clairement, que tu n’as nulle confiance dans ma sagacité ?…

— C’est vrai…

— Tu pourrais bien te tromper, répondit le jeune homme, en accompagnant ces paroles d’un fin sourire. Et quel est, je te prie, le motif qui te fait me juger à présent d’une façon si différente ?

— C’est votre question… Quoi ! vous n’avez pas compris que, retranché au bord de cette lagune, vous ne sauriez être attaqué que d’un seul côté à la fois ! Ne comptez-vous donc pas comme un grand avantage, quand on doit se mesurer avec des forces supérieures, d’avoir ses ennemis en face de soi ?

Le jeune homme allait répondre, lorsque des exclamations d’étonnement et d’effroi, poussées par les Mexicains, attirèrent son attention ; il s’avança vivement vers eux. Le Canadien le suivit sans que rien, soit dans sa contenance, soit sur son visage, dénotât la moindre curiosité. Il était évident que Grandjean était rompu à la vie des aventures, et que les incidents, si imprévus et parfois si dramatiques de l’existence nomade, n’exerçaient plus aucune influence ni sur son imagination ni sur ses nerfs.

— Qu’y a-t-il ? demanda M. Henry en accostant les Mexicains.

— Regardez, seigneurie ! répondit l’un d’eux, dont les traits décomposés décelaient une terreur réelle et profonde.

Le jeune homme suivit du regard le doigt que le Mexicain inclinait vers la terre. Ce doigt indiquait l’empreinte d’un pied humain fraîchement et nettement tracé sur le bord fangeux de la lagune.


II

LE DAIM ENCHANTÉ.


La preuve irrécusable du récent passage d’un homme