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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/42

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— Oui, il m’a fait un cadeau, répondit Antonia en rougissant, non d’embarras, mais de plaisir, et même un cadeau bien précieux.

— Ah ! ah ! serais-je sur la piste ?… Quel est ce cadeau ?

— Une bague, Joaquin !

— Je vois que don Luis connaît les classiques allemands !… La scène de Faust et Méphistophélès : « Des cadeaux, des cadeaux, toujours des cadeaux et vous réussirez. » A-t-il m moins galamment fait les choses ?… Le diamant est-il beau ?…

— Quel est ce Faust et ce Méphistophélès dont tu parles, Joaquin ?

— Rien… rien… j’ai pensé tout haut… Voyons cette bague ?

Antonia tendit sa petite main andalouse au Batteur d’Estrade ; un mince filet de vieil or se jouait autour de l’annulaire de la jeune fille.

— Mais cela ne vaut pas quatre réaux, dit Joaquin, Allons, allons, ce don Luis doit être rangé plutôt dans la classe des bons vivants que dans, pelle des hommes passionnés. Il aura trouvé très commode de se faire héberger et entourer de soins pendant quinze jours sans avoir bourse à délier.

— Cette bague, continua Antonia qui, toute pensive, n’avait pas pris garde à ces paroles, cette bague appartenait à la sœur de don Luis, lorsqu’elle était toute enfant ; elle la lui donna le jour ou elle cessa de porter son nom pour prendre celui de l’homme qui la conduisit à l’autel. C’est ce que je possède de plus précieux au monde, m’a dit don Luis ; et souvent la pensée que, si un accident m’arrivait en voyage, cette bague pourrait passer en des mains indignes, m’a fait tristement réfléchir. C’est un véritable service que vous me rendrez, señorita, en acceptant cet objet qui, dénué de toute valeur par lui-même, en a une si grande à mes yeux.

Caramba ! mais voilà une phrase qui vaut son pesant d’or, et qui remplacé parfaitement un diamant… Elle a eu en outre, mais ceci pour don Luis, le mérite d’être fort économique.

— Don Luis, en quittant le rancho, a donné trois onces[1] d’or à Andrès, dit Antonia.

Cette fois, Joaquin Dick était décidément battu. Aussi jugea-t-il à propos de détourner la conversation,

— Tiens ! mais à propos, et ce pauvre Panocha, comment prenait-il le séjour de l’étranger au rancho ?

— Andrès adorait, don Luis…

Caramba ! si je comprends,..

— C’est pourtant bien simple, interrompit Antonia en souriant d’un fin sourire que mademoiselle Mars n’aurait pas désavoué… Je lui avais ordonné de l’aimer.

— Oh ! les femmes ! murmura le Batteur d’Estrade, ignorantes ou naïves, élevées dans les bois ou dans les salons, elles ont toutes de l’esprit dès qu’il s’agit de se moquer d’un pauvre garçon qui les aime… Mais ce don Luis, quelle espèce d’homme ce peut-il être ? Quels sont ses projets sur Antonia ?… Bah ! à quoi bon chercher davantage ?… Il y a heureusement dans le monde des gens qui ne sont que tout bonnement des sots.


IX

LE DÉPART.


La conversation qu’il avait avec Antonia faisait éprouver à Joaquin Dick une poignante souffrance morale ; cependant, au lieu d’y mettre un terme, il dit à la jeune fille :

— Antonia, la soirée est magnifique, veux-tu venir me montrer les merveilles de ton jardin ?

La charmante hôtesse de la Ventana accueillit avec une joie tout enfantine la proposition du Batteur d’Estrade.

— Prends garde, Joaquin, répondit-elle en souriant, voilà que tu te trahis !

— Comment ?

— Si tu ressentais pour moi cette indifférence dont tu fais si souvent parade, me demanderais-tu à voir mes fleurs chéries ?… Non. Ton intention est de m’être agréable, je le sais… Mais j’ai peut-être tort de parler avec tant de franchise, car, pour prendre ta revanche, tu vas maintenant critiquer mes nouvelles plantations, et ne pas trouver jolie une seule de mes roses.

L’air de fausse, modestie avec lequel Antonia prononça ces mots, disait clairement qu’elle comptait sur un triomphe.

Au reste, il eût été difficile de rêver un retiro plus embaumé, plus frais et plus charmant que le rancho de la Ventana.

Quoique le caprice seul eût présidé au tracé de ses allées sinueuses, à la disposition de ses épais massifs de fleurs et de verdure, il régnait dans ça désordre apparent un goût exquis, une harmonie pleine de délicatesse et de coquetterie qui décelaient de prime abord une direction toute féminine.

Le Batteur d’Estrade, retombé dans ses réflexions, se promena pendant quelques instants sans renouer la conversation. La première question qu’il adressa à la jeune fille, inquiète et humiliée de ce silence, car elle l’avait perfidement conduit devant les plus belles corbeilles, expliquait de quelle nature étaient ses pensées.

— Ainsi, Antonia, dit-il, tu serais heureuse de savoir si tu aimes don Luis ?

— Oh ! oui… bien heureuse !…

— Et pourquoi ?

— Il doit être si doux d’aimer !

— Mais si don Luis restait indifférent à ton amour ? si la tendresse que tu attends de lui, il te la refusait pour la mettre aux pieds d’une autre femme ?

— Eh bien ? demanda Antonia d’une voix calme et qui décelait simplement la curiosité.

— Ne comprends-tu pas, pauvre enfant, le trouble profond qu’une pareille désillusion apporterait dans ton existence ! tes jours seraient voués aux larmes… tes nuits à l’insomnie !…

— Pourquoi me désolerais-je, parce que don Luis ne m’aimerait pas ?… cela ne m’empêcherait pourtant ni de penser à lui ni de l’aimer…

Le Batteur d’Estrade resta quelque temps sans répondre :

  1. L’once vaut 80 à 85 francs, selon le cours du change.