Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/10

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d’Estrade dans le parloir produisit une véritable stupéfaction parmi les invités. L’armateur américain eut seul un sourire ; il espérait que l’on recommencerait le repas. Joaquin Dick salua courtoisement l’amphitryon.

— L’excuse de mon retard est dans votre ponctualité, cher monsieur Sharp, dit-il ; je savais que mon absence ne vous empêcherait pas de vous mettre à table à quatre heures précises ; et, comme une affaire importante m’appelait ailleurs…

— Les affaires doivent passer avant tout, cher monsieur, interrompit le négociant avec feu.

Il fallait que la conviction de maître Sharp fût bien profonde pour qu’il osât ainsi la proclamer nettement, et sans la faire précéder d’un je calcule, je suppose ou je présume. Le comte d’Ambron, en apercevant Joaquin, s’était, par un mouvement spontané, levé de dessus sa chaise ; dès que ce dernier eut présenté ses excuses au maître de la maison, il s’avança vivement vers le Batteur d’Estrade, et lui prenant la main :

— Señor don Ramon Romero, lui dit-il, le silence que vous avez gardé vis-à-vis de moi jusqu’à ce jour me donne à supposer que vous ne souhaitez guère me revoir. Eh bien ! moi, je vous avoue franchement que je suis ravi de notre rencontre.

Joaquin Dick serra cordialement la main du jeune homme dans la sienne.

— Vous vous méprenez sur mes sentiments, répondit-il ; bien souvent, au contraire, j’ai pensé à vous dans mes heures de découragement et de tristesse. Le souvenir du fou sublime m’aidait alors à supporter l’humanité.

— Le fou sublime !…

— Avez-vous donc oublié que je ne vous appelais jamais autrement à Paris ? Le climat de la Californie vous aurait-il déjà changé à ce point, que ce surnom, que vous acceptiez jadis en souriant, vous paraîtrait aujourd’hui injure ?

— Non, cher don Ramon !… Tel vous m’avez connu, tel je suis et je mourrai.

— C’est possible ! Il y a des maladies incurables !

La reconnaissance du Batteur d’Estrade et du comte d’Ambron avait paru causer un médiocre plaisir au marquis de Hallay.

— Señor Joaquin, dit-il, vous ne vous trompiez point en prédisant que le hasard nous réunirait tôt ou tard ! Acceptez mes sincères félicitations de l’extrême et subite amélioration qui s’est opérée dans votre sort.

— Quelle amélioration, señor don Enrique ?

—Je vous avais quitté batteur d’estrade, et je vous retrouve gentleman et millionnaire !

— Dites plutôt que vous m’avez quitté batteur d’estrade déguenillé, ou, si vous aimez mieux, revêtu de la livrée de mon état, et que vous me revoyez maintenant dans un costume de courtaud de boutique ou de grand seigneur, c’est-à-dire ganté de blanc et vêtu de noir… Voilà tout !… Du reste, je n’ai jamais affiché la prétention d’être un pauvre mendiant ou un homme mal élevé !

— Soyez persuadé, don Ramon Romero, que ma remarque n’est nullement une critique, mais bien au contraire un compliment.

— Ce nom de Ramon Romero vous intrigue ? Mon Dieu ! rien de plus simple à expliquer. J’avais depuis longtemps envie d’aller dépenser en Europe quelques pépites d’or enfouies dans ma ceinture ; mais craignant que ma réputation ne me fermât la porte des salons où je désirais pénétrer, dans mon amour-propre d’ignorant sauvage je me figurais que le Batteur d’Estrade était connu de la terre entière, — je m’affublai d’un pseudonyme de pure fantaisie !… Quant à ce titre de millionnaire que vous m’accordez si généreusement, je ne l’ai, hélas ! jamais mérité.

— Mon cher Joaquin, interrompit master Sharp qui semblait prendre peu d’intérêt à cette conversation, je suppose que si vous mangiez bien vite, cela me permettrait de faire desservir !

— J’ai dîné.

L’armateur américain, en entendant la réponse du Batteur d’Estrade, lui lança un regard de pitié qui disait clairement :

— Mon ami, vous n’êtes qu’un maladroit !

Il est inutile de rapporter ici, ce que personne n’ignore, que les Anglaises et les Américaines quittent la table dès qu’arrive le dessert ; elles laissent ainsi aux convives mâles la liberté de se griser à leur aise.

Ce que tout le monde sait également, c’est que les jeunes filles américaines possèdent une liberté illimitée ; cette liberté, fondée sur le respect qu’elles inspirent ou que, du moins, on leur témoigne, leur donne des prérogatives qui, en Europe, sont l’apanage exclusif de la population masculine. Elles prennent l’initiative en presque toutes choses : par exemple, elles vous demandent de les conduire dîner en tête-à-tête à la campagne ; et quand l’omnibus dans lequel elles montent est au complet, elles s’asseyent tranquillement sur les genoux du premier voyageur venu, à moins, toutefois, cas qui se présente plus rarement, qu’elles n’ordonnent au voyageur de se tenir debout et de leur céder la place. Les jeunes filles américaines, en y réfléchissant, jouissent de beaucoup plus de droits que, grâce à Dieu, les hommes n’en ont en Europe.

Aucun des convives de M. Sharp ne s’étonna donc, quand on eut apporté le dessert, d’entendre miss Mary dire au Batteur d’Estrade :

— Señor Joaquin, accompagnez-moi, je vous prie, au salon, j’ai à vous parler.

Une expression d’ennui et de mauvaise humeur, qu’il dissimula en s’inclinant devant la jeune fille, assombrit toutefois le visage du Mexicain ; mais il s’empressa d’obéir.

Une fois qu’ils furent seuls, le Batteur d’Estrade prit un fauteuil, et se plaçant en face de miss Mary :

— J’attends que vous daigniez vous expliquer, señorita, lui dit-il avec un sang-froid glacial.

La jeune fille leva sur le Batteur d’Estrade ses grands yeux bleus, et sembla hésiter ; son regard exprimait l’embarras.

— Señor don Joaquin, répondit-elle, il y a longtemps que je reculais, tout en le souhaitant vivement, devant cet entretien. Il a fallu une circonstance bien impérieuse pour me décider.

Le Batteur d’Estrade resta silencieux, et miss Mary continua :

— Mon intention, señor, n’est point de revenir sur le passé… Oh ! loin de là !…