Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/11

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— Vous avez raison, señorita, dit Joaquin… parler du passé, c’est généralement évoquer de tristes souvenirs. Le passé, c’est la vie réelle. L’homme qui veut être heureux doit fixer ses yeux sur l’avenir seul ; car l’avenir, c’est l’illusion, le rêve !… Mais quelle est, je vous prie, la circonstance imprévue à laquelle je dois l’honneur de me trouver en ce moment auprès de vous ?

— Connaissez-vous depuis longtemps le comte d’Ambron ? demanda la jeune fille, après une légère pause.

— Depuis deux ans.

— Vous intéressez-vous à lui ?

— Oui.

— Beaucoup ?

Joaquin réfléchit avant de répondre.

— Non, pas beaucoup, dit-il, mais plus pourtant qu’à tout autre être humain !

— Eh bien ! vous pouvez lui sauver la vie…

— Moi ? comment cela ?

— Il doit se battre demain avec le marquis de Hallay.

— De qui tenez-vous cette nouvelle, miss Mary ? demanda Joaquin toujours avec le même sang-froid.

— De personne !… J’ai été témoin de leur querelle.

— Vous ? cela m’étonne !…

— Pourquoi donc, señor Joaquin ?

— Parce que si le marquis de Hallay est doué d’un tempérament trop fougueux pour pouvoir, à certaines heures, modérer ou dissimuler sa violence, le comte d’Ambron, lui, est trop bien élevé, trop caballero pour s’abandonner jamais, en présence d’une femme, aux emportements de la colère. Quel était le motif de cette querelle ? Contez-moi, je vous prie, comment cela s’est passé.

— Ces gentlemen parlaient français, je n’ai rien compris.

— Ah ! ah ! alors ce sont leurs éclats de voix et leur contenance menaçante qui vous ont fait deviner qu’il s’agissait d’une provocation ?…

— Non, Joaquin, ces messieurs se sont au contraire expliqués avec beaucoup de calme, et rien n’indiquait dans leurs gestes qu’ils échangeassent d’insultants propos… Mais… mais…

— Je vous assure que je vous écoute, miss Mary ; vous pouvez poursuivre.

— Je suis certaine de ne pas me tromper !… Ils sont convenus de se rencontrer demain !

Le Batteur d’Estrade se mit à sourire d’une singulière façon ; miss Mary paraissait attendre sa réponse avec une véritable anxiété.

— Soit, qu’ils se battent ! dit-il tranquillement. Je me résous toujours difficilement à verser le sang humain, et pourtant la mort du marquis de Hallay pourrait me devenir bientôt si nécessaire, que je ne ferais pas fâché qu’un heureux accident, en l’enlevant de ce monde, m’empêchât de succomber à la tentation… Si je m’exprime avec une telle franchise devant vous, miss Mary, c’est que je sais parfaitement que je n’ai rien à redouter de votre indiscrétion…

— Oh ! certes, non, señor Joaquin ; mais ce sera le marquis de Hallay qui tuera son adversaire.

— Qui vous l’assure ?

— Le marquis est invincible ! Sa force, son adresse et son courage sont incontestables et incontestés dans toute la ville !… Les plus terribles malfaiteurs de San-Francisco n’oseraient s’attaquer à lui, même en employant la ruse et la surprise.


— Voilà une phrase de jeune fille. Sachez, miss Mary, qu’aucun homme n’est invincible devant la gueule d’un rifle ou d’un pistolet. Le plomb a des brutalités, et le hasard a des caprices qui égalisent toutes les forces et trompent toutes les prévisions ; et puis M. le comte d’Ambron n’est nullement inférieur à son adversaire… Ce sera un beau combat ! J’ai vu M. le comte à l’heure la plus solennelle de sa vie… Il était désarmé, et le canon d’un pistolet s’appuyait sur son front… Il resta droit, immobile et fier… Son regard limpide exprimait la joie du triomphe… Il se considérait non comme la victime, mais comme le martyr du point d’honneur !… Sa force était dans sa foi !… C’est un sublime fou que ce jeune homme !…

— Oh ! oui, n’est-ce pas, señor Joaquin Dick, que le comte est la plus noble et généreuse nature que jamais le ciel ait créée ! s’écria miss Mary avec un enthousiasme et un élan qui venaient du cœur. Oh ! vous le sauverez, Joaquin !… Vous empêcherez ce duel !…

Le Batteur d’Estrade regarda fixement la jeune Américaine, qui baissa la tête ; un assez long silence eut lieu.

By God ! s’écria Joaquin en riant, que ne vous êtes-vous expliquée plus tôt, chère miss Mary ?… Il fallait me dire tout de suite que vous aimiez le comte ! Peut-être bien vous semblait-il difficile et pénible de faire un semblable aveu à votre humble serviteur… vous aviez tort… je n’ai jamais éprouvé pour vous aucune affection… vous n’êtes tenue à aucun ménagement envers moi… vous avez éveillé jadis ma curiosité, pas autre chose. J’ai voulu savoir si, ne croyant plus à la vertu des femmes, je devais avoir confiance dans l’insensibilité des statues. Je me suis adressé à vos mauvais instincts ; j’ai excité vos mauvaises passions ! Ma peine n’a pas été perdue ! Un succès complet n’a pas tardé à couronner mes efforts. Le marbre a tressailli… votre cœur a battu… et vos lèvres m’ont enfin accordé un sourire… L’expérience avait réussi… rien ne me retenait plus auprès de vous… je me suis éloigné.

Le Batteur d’Estrade avait prononcé ces paroles sans nulle ironie, et du ton d’un homme qui raconte un événement auquel il a été complètement étranger. La jeune fille, les veines du front gonflées par l’émotion et les yeux pleins de larmes, l’écoutait dans un état d’accablement qu’elle ne songeait pas à cacher. Tout à coup elle releva la tête, et, posant sur Joaquin un regard assuré :

— Señor, dit-elle, votre cruauté m’apprend que je vous avais mal jugé ! Je n’ignorais point que vous n’aviez ni cœur ni âme, mais je vous croyais un vrai gentleman…

— Vous aviez raison, miss Mary, interrompit Joaquin ; c’est là la seule chose qui me soit restée de mes traditions de famille. Mais cela me passera sans doute, un de ces jours… J’ai déjà tant oublié !.. Qui me vaut ce reproche de votre part ? mes allusions au passé ? Vous auriez tort. Je vous jure que vous me semblez tout aussi digne de respect que n’importe quelle autre femme. Vous n’avez pas compris mon intention. Je voulais simplement vous mettre à votre aise. L’homme qui insulte une femme est aussi lâche à mes yeux que celui qui l’aime est insensé ! je n’ai rien à vous reprocher, miss Mary, car je ne vous ai pas donné le temps