Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/12

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de me tromper ; et vous fussiez-vous jouée de moi, que je m’en prendrais, non pas à votre perfidie, mais bien à ma sotte crédulité. Maintenant, s’il est en mon pouvoir de vous rendre un service, soyez assurée, je vous en supplie, de mon empressement à vous être agréable.

Il y avait, à défaut d’enthousiasme ou de chaleur, une sincérité réelle dans la parole du Batteur d’Estrade.

— Quel homme extraordinaire vous êtes, Joaquin ! s’écria miss Mary, il y a des moments où, tout en me rappelant la mystérieuse et fatale fascination que vous avez exercée sur moi, je ne trouve plus la force de vous haïr ! Il faut que vous ayez bien souffert, Joaquin, pour que vous soyez devenu ce que vous êtes aujourd’hui : implacable quand vous réfléchissez, bon quand vous obéissez à votre premier mouvement.

À cet appel fait à ses souvenirs, le Batteur d’Estrade resta impassible.

— Ne m’ordonniez-vous pas, miss Mary, dit-il, d’empêcher que le comte d’Ambron ne serve de point de mire au rifle du marquis de Hallay ?

— Oh, Joaquin ! la reconnaissance de ma vie entière…

— Vous serez obéie, miss Mary ; ces deux gentlemen ne se battront pas.

— Vous me le jurez ?

— Oui.

— Oh ! merci ! merci !

Le Mexicain se disposait à se lever, mais se ravisant :

— Vous vous figurez donc, miss Mary, que vous aimez le comte ?

— Si je l’aime ! répéta l’Américaine, avec un enthousiasme passionné qui idéalisa son visage et lui donna un admirable rayonnement de beauté, si je l’aime ? oh ! de toutes les forces de mon âme !…

— Je gagerais mon brave Gabilan contre un âne boiteux, que cet enfant croit en ce moment à ce qu’elle dit, murmura Joaquin. Après tout, peut-être bien les femmes sont-elles parfois sincères, quand elles nous avouent d’abord qu’elles nous aiment. Seulement leur amour est mort depuis longtemps, qu’elles s’obstinent toujours à prétendre qu’il est plus vivace que jamais… De là vient qu’il y a tant de dupes ! Les femmes commencent à nous prendre par leur bonne foi ; notre amour-propre achève leur ouvrage… et de cette façon tout le monde est à peu près heureux !

— Vous qui connaissez le comte, vous devez me trouver bien audacieuse, bien coupable même, d’oser élever ma pensée jusqu’à lui, n’est-il point vrai, Joaquin ? reprit la jeune Américaine après un court silence. Que voulez-vous ? la passion ne raisonne pas. Et puis, je vous le déclare devant Dieu, qui m’entend, je ressens pour le comte un dévouement si profond, si surhumain ; je sais si bien que si jamais sonnait l’heure de l’adversité, je serais pour lui une vaillante et courageuse compagne, de même qu’aux jours de l’opulence il aurait en moi une esclave obéissante et fidèle, que, forte de mes bonnes et glorieuses intentions, je m’abandonne sans remords au sentiment qui me domine.

Caramba ! dit Joaquin en souriant, si vous continuez cinq minutes de plus sur ce ton, vous allez renverser toutes mes convictions, et me plonger dans le chaos. Vraiment il n’y a que les statues, lorsqu’elles s’animent, qui soient capables de pareils élans ? Mais le comte, lui, soupçonne-t-il, miss Mary, la forte impression qu’il a faite sur votre cœur ?

— Non, señor Joaquin !

— Parbleu ! il faut alors lui avouer votre amour !… Sans cela, il est homme à ne s’en jamais douter, à perdre ainsi bien involontairement le resplendissant avenir que vous rêvez pour lui.

— Vous raillez, señor, dit miss Mary après avoir réfléchi ; eh bien ! oui, je suivrai votre conseil. Quand on aime comme moi, on ne doit pas craindre de le proclamer hautement ! Mon amour est trop grand, trop pur, trop désintéressé, pour que j’aie à en rougir !

La jeune fille mit dans cette réponse une si sereine et majestueuse dignité, que le sourire qui écartait les lèvres du Batteur d’Estrade s’effaça. Joaquin s’avoua qu’il était en présence d’un sentiment sincère ; seulement, s’il admettait son existence, il n’avait pas foi dans sa durée.

— Ainsi, j’ai votre parole, señor, reprit miss Mary, ce duel n’aura pas lieu ?

— Vous avez ma parole, il n’aura pas lieu.

— Puis-je connaître les moyens que vous comptez employer pour arriver à ce résultat ?

— À quoi cela vous avancerait-il, miss Mary ?… à rien… L’essentiel pour vous, c’est que le comte ne coure aucun danger.

— Non, señor Joaquin, ce que je veux avant tout, c’est que son honneur ne soit pas compromis.

— Je ne m’attendais pas à vous entendre exprimer une pareille crainte… Allons, je vois que vous aimez réellement ce cher d’Ambron… Vos sentiments ne sont plus américains, ils sont français… Soyez à cet égard sans la moindre inquiétude : le comte porte trop haut son honneur pour que nulle main, soit amie ou ennemie, puisse y porter atteinte !

Le Batteur d’Estrade se leva de son fauteuil ; et après avoir salué miss Mary avec une courtoisie parfaite, il redescendit au parloir.

Master Sharp et son ami l’armateur étaient lancés dans une conversation des plus animées et des plus bruyantes ; ils parlaient affaires. Le comte et le marquis faisaient semblant de les écouter.

Joaquin Dick prit place à côté des deux jeunes gens.

— Messieurs, leur dit-il, pendant que ces deux bêtes brutes se gorgent d’eau-de-vie et se jettent des chiffres à la tête voulez-vous bien me permettre d’aborder un sujet de conversation qui nous intéresse tous les trois… vous deux comme acteurs principaux, moi comme étant l’ami de M. d’Ambron.

Le marquis et le comte regardèrent Joaquin avec étonnement.

— Parlez, señor, lui répondirent-ils.

— Vous devez vous battre demain ? poursuivit tranquillement le Batteur d’Estrade.

Le marquis de Hallay l’interrompit.

— D’où savez-vous cela ?

— Qu’importe ! si la chose est vraie.

— Tout ce qu’il y a de plus vrai, señor.

— Or donc, comme il est plus que probable que je servirai de témoin à l’un de vous, je ne serais pas fâché de connaître le motif qui vous conduit sur le terrain. Ces explications données, il ne vous restera plus qu’à régler le mode et les conditions du combat.