Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/13

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— L’insulte vient de vous, monsieur, dit le marquis en s’adressant au comte d’Ambron, c’est à vous de parler. Du reste, quoique votre agression me laisse le choix des armes, je suis tout prêt à céder sur ce point. L’acier et le plomb sourient également à ma vengeance. Je ne veux qu’une chose ! vous tuer, et je vous tuerai.

— Monsieur de Hallay, répondit le comte avec une fermeté pleine de modération, je serais au désespoir d’ébranler votre conviction, je ne relèverai donc pas ce que votre assurance un peu prématurée peut avoir d’hypothétique ; et puis, cette discussion donnerait à notre dialogue une tournure castillane, qui, fort appréciée sans doute sur une scène de théâtre, serait, dans la vie privée, d’un goût au moins douteux.

— J’ai eu tort de m’exprimer ainsi, comte, interrompit M. de Hallay. Vous n’êtes pas, je le reconnais volontiers, un adversaire vulgaire ! Vous me valez ; au lieu d’une conviction, c’était un désir que j’aurais dû manifester !

Le comte répondit à cette rétractation spontanée par une lente inclination de tête.

— Ainsi, señor Joaquin, reprit-il en s’adressant directement au Batteur d’Estrade, vous voulez bien me faire l’honneur de me servir de témoin ?

— C’est selon, monsieur, quelle est la cause de ce duel ? Voilà justement pourquoi je sollicite de vous une explication.

Peu de mots suffirent à M. d’Ambron pour mettre Joaquin au courant de ce qui s’était passé.

Le marquis confirma par son silence le récit de son adversaire.

Le Batteur d’Estrade resta pendant quelques secondes à réfléchir ; puis, prenant à son tour la parole :

— Me permettez-vous une question, monsieur d’Ambron ? dit-il.

— Faites, señor.

— Le refus de donner votre main à M. de Hallay, n’est-il pas un prétexte que vous avez pris pour satisfaire un ressentiment qui date de loin ?

— Pas le moins du monde, señor ; M. le marquis me connaît assez pour que je ne craigne pas d’ajouter qu’en repoussant ses avances, je n’ai nullement eu l’intention de l’offenser. J’ai tout simplement obéi à l’ancienne devise : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » Du reste, je n’ignorais pas non plus que je ramassais un duel ; j’ajoute, pour terminer que M. de Hallay est tout à fait dans son droit en exigeant une réparation, et que le choix des armes lui appartient entièrement. Mon Dieu ! messieurs, ma réponse paraît vous étonner, poursuivit le comte en voyant que le Batteur d’Estrade et le marquis l’interrogeaient involontairement du regard, cependant ma conduite est bien simple. Ainsi que je vous le déclarais à l’instant, j’ai pris pour guide invariable de ma vie la devise de la vieille noblesse française : « Fais ce que dois, advienne que pourra. » Il n’y a puissance humaine qui soit capable de m’imposer une action qui répugnerait à mon honnêteté ou à ma franchise. Je n’ai jamais, transigé avec ma conscience. Je ne prétends pas que j’aie raison d’agir ainsi ; je ne discute pas, je vous rapporte tout simplement un fait.

— Alors, vous m’avez refusé votre main, monsieur ?

— Parce que vous m’avez offert la vôtre en m’appelant votre ami, et que je ne vous estime pas assez pour vous accorder mon amitié.

Il y avait dans l’accent du jeune homme tant de noblesse unie à une nuance si délicate de tristesse, que sa réponse, horriblement outrageante, lue sur le papier, avait plutôt l’air, dans sa bouche, d’un regret, que d’une nouvelle insulte.

Le marquis pâlit affreusement.

— Ah ! monsieur, murmura-t-il d’une voix tremblante de rage, maintenant, oui, je puis le dire sans forfanterie aucune, je vous tuerai, car eussé-je une balle en plein corps, que je puiserais assez de force dans ma haine pour ne pas mourir sans vengeance ! Demain vous aurez cessé de vivre.

Un long silence suivit les paroles de M. de Hallay.

— Messieurs, dit enfin le Batteur d’Estrade en s’adressant aux deux adversaires, il est inutile que vous poursuiviez cette conversation ; elle est devenue sans objet, vous ne vous battrez pas.

— Nous ne nous battrons pas ? répéta le marquis d’un ton qui tenait le milieu entre la stupeur et la violence, et qui nous en empêchera ?

— Moi, señor.

— Vous, Joaquin ?

— Mais oui, señor, moi !

M. de Hallay se leva à moitié de dessus sa chaise ; il était livide et paraissait ne plus avoir la conscience de ce qu’il faisait.

Le Batteur d’Estrade, immobile à sa place, le contemplait avec un regard d’une fixité étrange ; le marquis se rassit.

— De quel droit et par quel moyen empêcherez-vous ce duel ? demanda-t-il.

— Du droit que possède tout créancier sur la fortune de son débiteur. Quant au moyen, il est infaillible ; mais je ne le confierai qu’à vous seul.

— Vous déraisonnez, Joaquin ! Et moi, je suis un fou d’écouter les propos d’une espèce de valet !

À son tour, le Batteur d’Estrade se leva à moitié de dessus sa chaise, et approchant sa bouche de l’oreille du marquis :

— Il ne vous est pas permis de disposer de votre vie, lui dit-il rapidement, parce qu’elle appartient à la loi ; quant à mon moyen, s’il pèche par l’ingéniosité, il se relève par l’énergie. Essayez de me désobéir, et je vous fais pendre.

Joaquin reprit sa place, et se retournant vers M. d’Ambron :

— Monsieur le marquis avait oublié qu’il se trouvait en ce moment, non plus sur la terre mexicaine, mais bien aux États-Unis, et que la loi américaine défend le duel, dit-il froidement ; qu’il ne soit donc plus question de ce combat impossible.

Le marquis de Hallay courba la tête ; une larme, amenée par la confusion et séchée par la fureur, brûla sa paupière,

— Messieurs, dit gravement le comte d’Ambron, il se passe ici une chose que je pressens sans pouvoir me l’expliquer. Votre soumission, monsieur de Hallay, n’est pas naturelle… bien loin de là… il faut, pour que vous ne vous soyez pas déjà jeté sur le señor Joaquin, qu’il exerce sur vous une terrible pression morale ! Vous savez tout aussi bien que moi que si la loi américaine prohibe le duel, personne à San-Francisco ne tient compte de la loi ! Du mo-