Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment que l’on n’a pas assassiné et que l’inexorable Comité de surveillance n’a aucun droit sur vous, je ne sache rien que l’on ne puisse se permettre ! Je vous ai insulté, je vous dois une réparation, et foi de gentilhomme, vous l’aurez.

— Vous m’avez insulté, il est vrai, répondit le marquis de Hallay d’une voix qui sortait avec peine de son gosier, mais les explications que vous m’avez données ont effacé votre outrage ! Vous ne doutez pas de ma bravoure, n’est-ce pas ?

— Mille fois non !

— Cela me suffit.

— Ainsi, vous renoncez à me voir sur le terrain ?

Le marquis dut faire appel à toute sa force de volonté pour pouvoir répondre.

— Oui, dit-il, j’y renonce.

Le comte d’Ambron hocha la tête d’un air de doute.

— Tout cela n’est pas naturel, murmura-t-il.

Alors, abandonnant sa place et s’avançant vers M. de Hallay :

— Marquis, lui dit-il, voici ma main, daignerez-vous me faire le plaisir de l’accepter avec mes très-humbles excuses ?…

M. de Hallay toucha la main que lui offrait le comte ; mais l’expression de ses yeux brillants de férocité et de colère démentait la sincérité de cette réconciliation.

M. d’Ambron le comprit ainsi.

— Marquis, continua-t-il en baissant la voix, mes excuses ne sont que provisoires.

— Merci ! répondit M. de Hallay en jetant un regard vers le Batteur d’Estrade, qui, soit par délicatesse, soit par indifférence, s’était éloigné des deux adversaires en les voyant sur le point de mettre un terme à leur différend, et avait été prendre place à côté de M. Sharp et de l’armateur.


XIII

UNE BONNE AFFAIRE.


Master Sharp et son convive, M. Wiseman, en étaient aux injures lorsque le Batteur d’Estrade vint s’asseoir auprès d’eux ; il faut avouer aussi qu’ils traitaient une question bien irritante et qui était de nature à soulever toutes leurs passions ; ils discutaient sur la hausse ou la baisse probable des bois de construction.

By God ! s’écria master Sharp en frappant sur l’épaule de Joaquin, je suppose, mon cher, que vous n’avez jamais connu un homme aussi entêté que ce Wiseman ! Comme il a bu trop de whiskey, il voit tout en double, et se figure que le prix des planchers va monter de cent pour cent.

— Et comme je calcule que Sharp a absorbé trois fois plus de brandy qu’il n’est capable d’en supporter, il déraisonne, dit vivement l’armateur.

— Vous parlez de brandy, Wiseman. Eh bien ! quelle est votre opinion sur la position de cet article sur le marché ? Je présume que vous allez vous prononcer pour la hausse ?

— Non, je crois à la baisse !

M. Sharp accueillit cette réponse avec un gros soupir car elle était d’accord avec son propre sentiment ; c’était donc un fort agréable sujet de conversation qui lui échappait.

— Et vous, cher Joaquin, reprit-il avec l’arrière-pensée de rencontrer dans le Batteur d’Estrade un contradicteur, que dites-vous de l’avenir du brandy ? hausse ou baisse ?

— Une hausse énorme !

M. Sharp frappa la table d’un si violent coup de poing que les verres s’entre-choquèrent ; du reste, il était radieux.

— Je suppose que vous ne plaisantez pas, Joaquin ?

— Nullement !

— Ainsi, c’est sérieusement que vous prétendez à la hausse des eaux-de-vie ?

— Si sérieusement que j’en ai acheté trois cents barriques aujourd’hui même.

— Je calcule que c’est trois mille piastres au moins que vous perdrez dans cette belle opération.

— Vous voulez dire que je réaliserai de dix à vingt mille piastres de bénéfices ?

M. Sharp était si joyeux qu’il mit ses deux pieds sur la table, à la façon américaine, et se renversa dans son fauteuil ; il tenait enfin sa discussion sur les trois-six, et il se sentait certain du triomphe.

— Je suppose que vous ignorez une chose, ami Joaquin, reprit-il d’un ton à la fois protecteur et modeste, c’est que Kennedy, dans le but de produire une hausse, a accaparé depuis six semaines toute l’eau-de-vie qui était disponible sur la place.

— Tant mieux pour moi !

— Attendez donc, Joaquin, je n’ai pas achevé. Le malheur veut que ce brave Kennedy, à court d’argent, et ne pouvant pas attendre, se trouve forcé aujourd’hui de se défaire à tout prix de ses immenses approvisionnements de brandy.

— Et puis ?

— Comment ! et puis ?… Cette vente va déterminer une baisse extraordinaire sur l’eau-de-vie. Vraiment, Joaquin, vous avez agi dans cette circonstance avec une légèreté impardonnable… il fallait donc venir me trouver. Voulez-vous que je vous donne un conseil d’ami ?

— Très-volontiers, ce sera le premier que j’aurai reçu de ma vie…

— Sortez au plus vite de cette affaire. C’est le seul parti sensé que vous ayez à prendre.

— Vous croyez ?

Master Sharp eut un bon mouvement.

— Je l’affirme, répondit-il sans hésiter.

— Mais comment faire ?… Parbleu, une idée !… Je vous cède mon acquisition, Sharp !

L’Américain retira ses pieds de dessus la table et prit une pose réfléchie.

— J’ai beaucoup bu ce soir, ainsi que le remarquait si judicieusement tout à l’heure mon ami Wiseman, répondit-