Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/15

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il, vous pourriez abuser de mon état pour me tromper…

— Merci !… Supposez alors que je n’ai rien dit.

— Non… non… J’ai confiance en vous, Joaquin… Et puis, je ne suis pas tout à fait assez ému pour ne pouvoir pas discuter… Que j’entende, seulement prononcer quelques chiffres, et cela me rendra tout de suite mon sang-froid. Avancez un premier prix.

— Je vous livre mes eaux-de-vie avec un bénéfice de cinq mille piastres !

— Je ne vous comprends pas !… vous voulez sans doute dire que vous consentez à un rabais de cinq mille piastres… n’est-ce-pas.

— Du tout !… c’est au contraire cette somme que j’exige pour vous céder mon achat…

L’Américain s’empressa de replacer ses jambes sur la table ; il croyait à une mystification.

— Vous refusez, Sharp ? reprit Joaquin. Je vous avertis que c’est un bénéfice de cinq à quinze mille piastres que vous manquez à réaliser !

— Que vous êtes donc parfois plaisant, cher señor ? s’écria l’Américain.

— Oh ! bien délicieusement plaisant, en vérité, ajouta M. Wiseman.

Le négociant et l’armateur s’abandonnèrent pendant près de cinq minutes à une bruyante hilarité : ils ne s’étaient jamais autant divertis.

— Connaissez-vous M. Kennedy ? demanda le Batteur d’Estrade à son amphitryon, lorsque la gaieté de ce dernier se fut un peu calmée.

— Je suppose que oui.

— Que pensez-vous de lui ?

— Je présume que c’est un vrai gentleman… Il n’opère jamais qu’au comptant !…

— Savez-vous ce qu’il a fait, il y a aujourd’hui six semaines de cela, ce Kennedy, qui est si gentleman ?

— Non… je l’ignore.

— Il s’est amusé, pour essayer la portée de son rifle, à tirer sur un Indien inoffensif et tranquillement occupé à labourer un champ aux environs de la ville.

— Oh ! il tire très-bien, Kennedy !… Je gagerais qu’il a touché l’Indien.

— Vous gagneriez… il l’a tué !

— Il est parfois, lui aussi, très-plaisant, ce cher Kennedy !

— Oh ! oui, bien délicieusement plaisant, confirma de nouveau master Wiseman.

Et les rires recommencèrent.

Tandis que MM. Sharp et Wiseman jetaient ainsi l’esprit à pleines mains, MM. d’Ambron, et de Hallay échangeaient quelques phrases insignifiantes, le premier dans l’intention de ne pas abuser de la position équivoque de son adversaire, le second, afin de dissimuler son embarras et sa rage ; mais bientôt tous les deux se levèrent, comme d’un accord commun, et se rapprochèrent du négociant et de l’armateur ; il était aisé de voir qu’ils avaient hâte de rompre leur espèce de tête-à-tête.

— Je suppose que Kennedy, quelque habile qu’il soit à se servir d’un rifle, rencontrerait son maître dans monsieur le marquis, s’il osait se mesurer avec lui, dit M. Sharp. Vous êtes-vous essayé avec M. de Hallay, cher Joaquin ?

— Jamais !… ce qui ne m’empêche pas de rendre justice à l’extrême adresse de monsieur.

— Vous avez vu tirer monsieur le marquis ?

— Non, pas précisément…

— Du reste, ce talent vous sera bien utile, si la grande opération que vous combinez maintenant se réalise bientôt, poursuivit le négociant en s’adressant à M. de Hallay ; je calcule, señor, que vous êtes content de la tournure que prend cette affaire… on en parlait aujourd’hui très-favorablement à la Bourse… Je suppose, cher Joaquin, que vous ferez partie de cette expédition ?…

— De quelle expédition, Sharp ?

— De celle de monsieur le marquis.

— J’ignore complètement quels sont les projets de M. de Hallay…

— En vérité ! Pourtant, il n’est question dans tout San-Francisco que de cette entreprise… Je présume que si vous y entriez, Dick, ; je prendrais peut-être une centaine d’actions… ce serait aventurer mon argent, c’est vrai… mais qui ne risque rien ne gagne rien !… Et puis, après la découverte des placers de la Californie, on doit croire à tout ; tout est possible !…

— J’ai déjà entretenu jadis vaguement le señor Dick de mes espérances, répondit M. de Hallay, mais le moment n’était pas encore venu de m’expliquer clairement… S’il désire connaître le motif qui m’avait conduit en Sonora lorsque j’ai eu l’honneur d’y faire sa connaissance, je suis prêt à satisfaire sa curiosité.

— Je suis, peu curieux, , monsieur… Si cependant cette explication peut aboutir à une affaire lucrative pour moi, je vous écouterai avec attention.

— À une fortune, cher Joaquin, interrompit M. Sharp, une fortune, en vérité !

Le marquis attendit une réponse ; mais voyant que le Batteur d’Estrade gardait le silence, il continua :

— Le vaste département de la Sonora possède cent fois plus d’or à lui seul que la Californie entière !… Quand les trésors enfouis dans ses sables luiront au soleil, ce sera une révolution sociale dans l’univers, car les plus colossales fortunes actuelles ne constitueront même plus à leurs détenteurs une modeste aisance !… Assisterons-nous à ce curieux et étrange spectacle ? Je l’ignore. Quelles que soient les ressources que possède la civilisation, quelque énergie que donne la fièvre de l’or à ceux atteints de cette inexorable maladie, les obstacles qui s’opposent à une exploitation réglée de la Sonora sont si nombreux et si grands, que notre siècle ne parviendra sans doute pas à les vaincre ! Toutefois il est permis, , dès aujourd’hui, aux cœurs intrépides et aux bras vaillants, de commencer cette riche récolte ! Des renseignements exacts, positifs, irrécusables, m’ont donné la certitude qu’une société ou une association d’Européens, assez forte pour n’avoir rien à craindre des Peaux-Rouges qui campent dans ces solitudes, parviendraient aisément à réaliser des bénéfices immenses, et qui dépassent tout ce que pourrait rêver l’imagination la plus exaltée. C’est cette troupe que j’organise, ce sont ces bénéfices que je veux.

— Que pensez-vous des espérances de M. le marquis, cher Joaquin ? demanda master Sharp avec vivacité. Comme personne ne connaît mieux que vous la Sonora, j’attache