Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/16

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une importance extraordinaire à votre opinion. Je calcule que, n’ayant aucun intérêt à me tromper, vous me direz la vérité vraie.

— M. de Hallay reste de beaucoup au-dessous de la réalité, dans son appréciation des richesses de la Sonora, répondit le Batteur d’Estrade ; mais, en revanche, il ne me paraît pas accorder une importance suffisante aux difficultés que rencontrerait une semblable expédition. Combien d’hommes emmèneriez-vous, marquis ?

— Deux cents au moins, trois cents au plus.

— Eh bien ! avant six semaines, le désert compterait deux ou trois cents nouveaux cadavres !

— Ce serait bien triste pour les actionnaires ! s’écria M. Sharp d’un air lamentable. Dick, je vous remercie.

— Attendez, Sharp… je n’ai pas achevé. Là où deux cents hommes mourraient de faim, dix trouveraient le moyen de vivre ! L’opération de M. de Hallay, déplorable sous la forme d’une expédition, pourrait donc être excellente, si elle était exécutée comme un simple coup de main…

— Le conseil que vous me donnez, señor Joaquin, est-il de me faire massacrer, moi et mes gens, par les Peaux-Rouges ? demanda le marquis.

— Je veux dire, monsieur, répondit tranquillement le Batteur d’Estrade, que si les renseignements que vous possédez sont aussi précis et irrécusables que vous le prétendez, vous n’avez nullement besoin de réunir trois cents aventuriers pour partager et amoindrir votre gain… Si vous savez que là, à tel endroit, se trouve telle masse d’or… eh bien ! mettez-vous tout de suite seul en route et revenez le plus tôt possible. Seulement, permettez-moi d’ajouter qu’il est possible que l’on vous ait trompé. Je suis loin, bien loin, de soupçonner votre véracité ; mais je me méfie de votre crédulité ! Qui vous assure que la personne dont vous tenez ces renseignements si positifs, n’a pas abusé de votre bonne foi, ne s’est pas jouée de vous ? Cette supposition est au contraire des plus vraisemblables ; car il est peu probable qu’un homme, possesseur d’un aussi précieux secret, eût été assez fou pour le confier à une oreille étrangère !

— Cher Joaquin, vous auriez dû vous établir négociant, interrompit M. Sharp avec enthousiasme. Je n’ai jamais entendu mieux discuter une affaire, non, jamais, en vérité. Je calcule que je ne prendrai pas une seule action. Comment, diable ! avec tant de bon sens, avez-vous pu acheter aujourd’hui trois cents barriques d’eau-de-vie ?

Les compatriotes de M. Sharp ne jugeaient nullement cet excellent homme aussi ridicule qu’il pourrait le paraître aux yeux des Européens ; loin de là, il jouissait, parmi le commerce de San-Francisco, d’une réputation d’habileté, bien méritée, certes, par trois faillites heureuses, qui avaient eu pour résultat définitif de lui constituer une très-belle aisance. On le consultait fort volontiers dans les cas embarrassants ! En effet, un négociant qui a failli trois fois doit connaître parfaitement, et par conséquent éviter facilement les affaires scabreuses. Aussi est-il bien difficile d’acquérir la confiance du commerce américain, si l’on n’a pas dans ses états de services industriels quelques suspensions de payement !

Comment oser se fier à un homme qui n’a jamais eu à supporter les bourrasques de la mauvaise fortune ? Si la chance vient à l’abandonner, que sera-t-il aux jours du malheur ? Ne perdra-t-il pas la tête ? Saura-t-il, comme le géant de la Fable, puiser de nouvelles forces dans sa chute et rebondir jusqu’au faîte dont il aura été précipité ? Une entreprise, publiquement désapprouvée par M. Sharp, était donc immédiatement mal notée sur la place ; elle perdait tout de suite cinquante pour cent de sa valeur.

À l’approbation donnée par l’Américain au Batteur d’Estrade, toutes ces considérations se présentèrent en foule à l’esprit du marquis, et firent taire la voix de son orgueil ; l’intérêt l’emporta momentanément en lui sur la violence,

— Señor Joaquin, dit-il, je me plais à reconnaître la justesse de vos observations ; oui, dans un cas ordinaire, votre critique serait irréfutable ; mais il est une circonstance que vous ignorez, et qui me donne toute confiance dans les renseignements qui m’ont été fournis. Il est un moment où l’homme le plus vil et le plus perfide, celui-là même qui se serait montré parjure au sentiment de l’amitié, et serait resté sourd à l’appel de la reconnaissance, peut et doit être cru sur sa simple parole… c’est lorsque, prêt à abandonner la terre, il jette un regard de pitié sur les vanités et les ambitions du monde !… À l’heure suprême de la mort on craint ou on méprise le mensonge !… Le secret que je possède m’a été confié par des lèvres agonisantes.

Le Batteur d’Estrade regarda fixement son interlocuteur. Le teint pâle, les yeux brillants d’un feu sombre, et la main droite passée dans son gilet, le marquis avait l’immobilité d’une statue. Loin de paraître redouter l’examen de Joaquin, il semblait au contraire le provoquer.

Il y avait quelque chose de si menaçant dans l’attitude impassible de ces deux hommes, mais ce quelque chose offrait une nuance si difficile à saisir, que le comte d’Ambron fut le seul qui soupçonna un drame muet et intime. Master Sharp réfléchissait aux nouvelles explications données par le marquis ; M. Wiseman, sa tête appuyée sur son assiette, dormait d’un lourd sommeil, agité par des rêves, ainsi que prouvaient les mots saccadés qui s’échappaient de temps à autre de sa bouche. « Oh ! bien plaisant !… délicieusement plaisant… »

Enfin le Batteur d’Estrade-prit la parole.

— Aussi vrai, marquis dit-il, que vous jouez, en ce moment-ci, sans vous en douter, avec le manche de votre poignard, j’admire votre belle audace et suis tenté de croire à la réussite de votre entreprise.

Le jeune homme retira comme involontairement sa main de dessous son gilet, et, d’une voix parfaitement calme !

— Prendrez-vous place dans les rangs de ma petite armée, señor Joaquin ?

— Non, marquis !… Oh ! ce n’est pas la confiance en vous qui me manque, soyez-en persuadé ; mais j’éprouve une répugnance instinctive tellement forte pour tout ce qui se rapproche de l’assujettissement, je me sais tellement incapable de me plier à la moindre disciplines, que je ne m’engagerai jamais dans une expédition où je n’aurais pas mes coudées franches ! Cependant je calcule, comme dit cet honnête master Sharp, que si vous donnez suite à vos desseins, nous nous reverrons encore en Sonora !…

— Je l’espère !…

— Bah ! faites mieux… comptez-y.