Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/18

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soit que les mots qui se présentaient à son esprit lui parussent impropres à formuler sa pensée ; soit plutôt qu’il craignît par sa trop grande précipitation de livrer un secret, il s’arrêta ; toutefois ce silence fut de courte durée ; ses hésitations disparurent bientôt devant la violence du sentiment qui le dominait.

— Vous connaissez Antonia, monsieur ? demanda-t-il à de Hallay d’un ton brusque et impérieux qui froissait toutes les convenances.

Le marquis tressaillit ; mais dominant aussitôt la colère mêlée de surprise que lui causaient la nature et le ton de cette question :

— Oui, monsieur, je connais la señorita Antonia !… c’est une belle enfant !…

— Combien de temps êtes-vous resté au rancho de la Ventana ?

— Six semaines !

— Six semaines ?

— Oui, six semaines ! Vous avez l’air étonné ? Je viens, pourtant de vous avouer que cette jeune fille était fort de mon goût.

— Antonia est-elle ou a-t-elle été votre maîtresse ?

— Ah ! pardon, cher comte, mais voici que votre interrogatoire franchit les limites de la curiosité la plus intime ! Je vous demanderai la permission de ne pas répondre à cette question.

— Vous y répondrez, marquis ?…

— Vous croyez ?… Alors ce sera bien contre ma volonté ! Il faudra que l’on m’y contraigne…

— Soit, on vous y contraindra.

— Vraiment ? Et qui se chargera de cette mission, qui, je ne vous le cacherai pas, me paraît hérissée de périls et de difficultés ?

— Moi, marquis.

— Ah ! vous, comte ! Puis-je savoir par quel moyen ?

— J’userai de mon droit.

— Ah ! vous avez des droits sur Antonia ?

— Non ; mais sur vous.

— Sur moi ! En vérité, je suis tenté de copier ce bon master Wiseman et de vous dire : Oh ! bien délicieusement plaisant ! Et quel est, je vous prie, ce droit que vous avez sur moi ?

— Le droit que possède tout homme de cœur, de forcer à parler les drôles qui calomnient les femmes et ne se battent pas avec les hommes ?

— Comte !

— Marquis !

Les deux jeunes gens s’étaient levés ; le Batteur d’Estrade se plaça entre eux.

— Messieurs, leur dit-il froidement, un mot me suffira pour vous mettre d’accord. Antonia ne vous aime ni l’un ni l’autre. Maintenant, si vous souhaitez, comme je le présume, vous retrouver demain, entendez-vous ensemble. Cela ne me regarde plus en rien. Je suis un batteur d’estrade et non un juge conciliateur. J’ai pu, j’ai dû m’interposer une fois entre vous deux ; mais les efforts humains sont impuissants contre la destinée. Il doit y avoir entre vous du sang répandu… Cela se voit. Soit ! Ici, vous êtes dans une maison et sur un terrain neutre, sous le même toit qu’une jeune fille ; l’oublier serait manquer à toutes les lois de l’hospitalité et de l’honneur.

Joaquin Dick parlait encore, quand de bruyantes exclamations, poussées dans la rue par la foule, couvrirent le bruit de sa voix.

Presque aussitôt des sifflements aigus, des vociférations furieuses des cris lamentables retentirent devant la maison de M. Sharp.

— Je calcule qu’il est arrivé quelque tragique événement, dit le négociant en s’élançant vers la porte du parloir ; allons voir, messieurs, ce que cela peut être !… Un meurtre, sans doute, cela nous divertira !

M. Wiseman, resté seul dans la salle à manger, répétait toujours en dormant son monotone refrain :

— Bien délicieusement plaisant… oh ! oui, en vérité, bien délicieusement plaisant !…

Lorsque MM. Sharp, Joaquin, d’Ambron et de Hallay arrivèrent sur le seuil de la porte, ils virent une foule atterrée et effarée qui encombrait la rue ; puis, au milieu de cette espèce de troupeau humain, des charretiers qui lançaient leurs chevaux à fond de train et sans se soucier des accidents inévitables qui devaient être la conséquence forcée de leur brutale imprudence.

Peu après apparut une troupe d’hommes attelés à une pompe, courant à toutes jambes en poussant des cris de démons et en renversant tout sur leur passage ; des gens couverts de haillons et à la figure sinistre éclairaient la marche des pompiers en secouant de longues torches résineuses qui jetaient des milliers d’étincelles. Ce spectacle avait quelque chose d’infernal.

— Un incendie, je suppose ! s’écria M. Sharp avec effroi ! Pourvu que le vent ne porte pas vers ma maison…

Le négociant arrêta au passage un enfant qui, plus réjoui qu’épouvanté par cette scène, suivait les pompiers partant pour éteindre l’incendie, et les charretiers qui espéraient bien voler des meubles.

— Où est le feu mon ami ? demanda-t-il.

— Dans Merchant-street, monsieur !… Laissez-moi partir… c’est moi qui ai donné l’alarme… je veux tout voir…

— Je suppose que si vous répondez à mes questions, je vous ferai cadeau d’un shilling.

L’enfant était Américain ; il resta :

— Donnez le shilling, dit-il, je calcule que j’arriverai toujours à temps, cet incendie durera au moins jusqu’à demain.

— Dans Merchant-street ! répéta M. Sharp, alors notre rue n’a rien à craindre… Le vent est pour nous !… Tiens, tiens, tiens ; mais cela pourrait bien faire hausser la brique… Pourvu que l’on n’aille pas l’éteindre tout de suite, ce feu !… Dites-moi, mon jeune ami, savez-vous dans quelle maison s’est d’abord déclaré l’incendie !…

— Puisque c’est moi qui l’ai signalé le premier ! Et mon shilling ?

— C’est juste. Eh bien ! quelle est cette maison ?

— Celle de master Kennedy. By God, que cela sera donc beau ! s’écria l’enfant sans chercher à dissimuler sa joie. Tous ces immenses magasins remplis de barriques d’eau-de-vie vont produire un feu comme l’on n’en a peut-être pas encore vu à San-Francisco… sans compter que l’eau-de-