Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/20

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pris le thé ; puis, passant son bras sous celui du Batteur d’Estrade, il l’entraîna dans la rue.

— Señor Joaquin, lui dit-il, je souhaitais ardemmen tvous revoir… j’ai à vous demander une explication de la plus haute importance.

— Quelle explication, comte ?

— Vous connaissez ma devise ? répondit M. d’Ambron après avoir hésité.

— Oui, c’est la devise d’un fou : elle est fort belle. Ensuite ?

— Joaquin, continua le jeune homme d’une voix à la fois grave et émue, je vous dois la vie, vous m’avez touché la main et je vous ai appelé mon ami ! n’est-ce pas ?…

— Oui ; après ?

— Au nom de mon repos futur, si je ne suis pas tué demain, au nom de la générosité dont vous avez usé envers moi, enfin au nom de la loyauté, qui, en dépit de vos accès de scepticisme, perce malgré vous jusque dans vos moindres actions, je vous adjure de ne pas me tromper, de me répondre la vérité entière. N’est-ce point par votre ordre que les magasins de ce Kennedy sont devenus la proie des flammes ?

Un silence embarrassant dura quelques secondes.

— Je crois inutile d’ajouter, reprit M. d’Ambron, que ce secret, si vous le confiez à mon honneur, mourra avec moi, quel que soit le nombre d’heures, de jours ou d’années que je passerai encore sur la terre.

— Eh bien ! si j’étais, en effet, l’auteur de cette catastrophe, en quoi et comment cette conviction modifierait-elle les rapports qui existent entre vous et moi ?

— Je resterais votre débiteur, prêt à vous prouver, à votre premier appel, toute l’étendue de ma reconnaissance… mais je cesserais d’être votre ami… Je risquerais sans hésiter, ma vie et je compromettrais volontiers ma fortune pour vous sauver d’un danger honnête, si l’on peut parler ainsi… mais jamais plus ma main n’accepterait l’étreinte de la vôtre… nous serions séparés par un crime !…

Le Batteur d’Estrade, au lieu de répondre, se mit à considérer le comte ; il y avait dans le regard de Joaquin une telle expression de bonté indicible et de tendre bienveillance, que M. d’Ambron n’attendit pas sa réponse !

— Oh ! non, vous n’êtes point coupable, Joaquin ! s’écria-t-il ; mes soupçons étaient odieux, insensés… Avouez pourtant que votre achat des trois cents barriques d’eau-de-vie, et vos prétentions exorbitantes pour céder cette affaire, qui devait, tout à l’heure encore, vous paraître détestable, présentaient des coïncidences si inouïes, si singulières avec l’incendie des magasins de ce Kennedy, que j’ai pu, de prime-abord, concevoir des doutes !…

— Voilà bien la jeunesse, dit froidement Joaquin, excessive et folle dans ses appréciations et ses sentiments ! Acceptant ou niant tout, selon qu’elle voit un visage qui rougit ou qui reste impassible, elle ne comprend de la vie que les actions qui semblaient être tout d’une pièce !… Non, je ne suis pas l’auteur de l’incendie qui va ruiner ce Kennedy ; mais je savais que cet événement devait avoir lieu, et je j’ai laissé s’accomplir… Ah ! ah ! voilà que vous vous taisez… vous n’osez plus poursuivre votre interrogatoire… Tout à l’heure, vous me considériez comme le plus généreux des hommes, et maintenant je vous apparais comme un monstre sans nom… Monsieur d’Ambron, voulez-vous me laisser vous donner un conseil ? Eh bien ! tant qu’un de vos semblables n’aura pas attaqué la société, et été flétri par la loi, ne portez jamais sur lui un jugement irrévocable ! Oui… je devine votre objection !… Si je n’ai pas allumé cet incendie, je profite du moins des désastres qu’il cause ! Eh bien ! non !… du bénéfice provenant de la vente de mes eaux-de-vie, pas une seule piastre ne restera entre mes mains !… L’emploi de cet argent était consacré à l’avance à une bonne action… à une réparation !…

Joaquin Dick s’arrêta, et, se mettant à rire :

— Vous voyez, comte, poursuivit-il, que tout en me rendant à votre désir, en ne vous cachant rien de la vérité, je vous laisse plus perplexe et incertain que vous ne l’étiez au début de notre conversation ; c’est que, pour se former une opinion bien arrêtée sur le compte de quelqu’un, il ne s’agit pas seulement de le surprendre dans un acte isolé de sa vie, il faut connaître son existence entière. Cette remarque prouve tout bonnement, monsieur d’Ambron, que j’attache une importance très-grande à l’opinion réfléchie et irrévocable que vous serez peut-être bientôt appelé à vous former sur mon compte !… Ceci dans ma bouche est, je vous en préviens, un compliment d’un haut prix ! Je ne vois guère que vous à qui je pourrais parler ainsi… Mais bah !… voilà que j’oublie, ce que je vous répétais chaque jour, lorsque j’habitais Paris : vous n’êtes qu’un fou sublime !…

— Señor Joaquin, dit le jeune homme, après avoir passé à plusieurs reprises sa main sur son front, je ne saurais vous exprimer quel chaos vous mettez dans mes idées. Vous ne touchez pas à mes convictions, non ; mais vous fatiguez horriblement mon imagination ; je vous cherche en vain une analogie dans la nature humaine, et n’y rencontrant aucun type qui se rapproche du vôtre, je me lance dans le domaine vertigineux de la fantaisie !… Je vous demande donc de mettre un terme à cet entretien que j’ai, le premier, je l’avoue, sollicité de votre complaisance. Demain, si Dieu me favorise, si, comme j’en ai l’espérance, je sors vainqueur de ma rencontre avec le marquis de Hallay, je viendrai vous prier de reprendre cette conversation ! D’ici là, j’ai besoin de calme et de repos !…

M. d’Ambron, après cette réponse, se dirigea vers la maison de M. Sharp dont, tout en causant, il s’était éloigné d’environ deux cents pas. Joaquin Dick marchait distraitement à ses côtés sans prononcer une parole, et plongé dans une profonde méditation.

— Comte, dit-il en arrêtant le jeune homme par le bras au moment où il allait frapper à la porte, car M. Sharp, une fois bien assuré de la ruine de l’ex-gentleman Kennedy était rentré au parloir ; comte, deux mots !

— Je vous écoute, señor Joaquin.

— Moi aussi j’avais, ce soir, une explication à vous demander… mais une explication utile et sérieuse, car son résultat doit peser sur notre mutuel avenir. Où demeurez-vous ? À quelle heure vous trouverai-je chez vous demain ?

— Vous oubliez, señor Joaquin, que demain je ne m’appartiendrai pas… je serai toute la journée aux ordres de M. de Hallay !

— Vous vous trompez ! demain vous ne serez pas aux ordres du marquis, ce sera lui qui se verra à votre discrétion !…