Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/21

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— Mais, señor Joaquin…

— Craignez-vous donc que je vous expose à une démarche c ompromettante ? vous auriez tort !… Le sauvage Joaquin Dick n’est pas complètement étranger aux délicates questions et aux usages consacrés qui se rapportent au duel. Son ami don Romero, une espèce de spadassin cosmopolite, très-expert et instruit dans ces sortes de choses, l’a mis jadis au courant des notions premières du point d’honneur… Où demeurez-vous ?

— Près d’ici, à Washington-square !

— Vous levez-vous de bonne heure ?

— Autrefois, non ; maintenant, oui.

— C’est bien ; je serai chez vous demain matin à six heures… Encore une question, je vous prie. Êtes-vous joueur ?

M. d’Ambron ne pût s’empêcher de sourire ; et regardant Joaquin qui avait l’air très-sérieux.

— Je ne devine pas trop, répondit-il, l’opportunité et l’à-propos de cette question.

— Êtes-vous joueur ? répéta froidement le Batteur d’Estrade.

— Non !

— Du moins, n’êtes-vous point sans savoir ce principe élémentaire qui veut, lorsque deux adversaires jouent l’un contre, que chacun d’eux expose une mise égale.

— Cette vérité est si incontestable, qu’elle ressemble un peu, señor Joaquin, à une naïveté.

— Cela vous paraît ainsi… Dans la vie, ce sont généralement les choses les plus simples, c’est-à-dire les seules vraies et les meilleures auxquelles on ne pense jamais… Le duel, lui aussi, est un jeu… n’est-ce pas ? Seulement, faute d’être naïf comme moi, on met moins de justice dans cette partie dont l’enjeu se paye avec du sang, que dans celle où la perte se solde avec quelques pièces d’or !… L’or n’a qu’une seule et même valeur… Sur cent mille onces, sur un million de louis, il n’y a pas une once ou un louis qui ne se vaillent l’un l’autre ! Il n’en est pas de même du sang !… Le sang d’un lâche coquin n’a pas la même vertu que celui d’un vaillant soldat !… Le sang du criminel, versé par la main du bourreau, fait une tache sur un échafaud ; celui du martyr que buvait le sable avide des arènes de l’ancienne Rome, incrustait une relique dans la terre, et faisait un élu au ciel !… A priori, le duel est donc une duperie !… Ne m’interrompez pas… Je sais d’avance votre réponse !… Je ne discute pas le plus ou le moins de moralité du duel, il est parfois utile… c’est possible. Je voulais en arriver à ceci : Vous battriez-vous avec un assassin ?

— Non ! répondit le comte d’une voix forte et sans hésitation.

— Pourquoi ?

— Parbleu ! parce que ce serait m’avilir que d’admettre un pareil misérable sur le pied de l’égalité !…

— En ce cas, je serai demain, à six heures, à Washington-square.

— Je ne vous comprends plus !…

— Je dis que si le marquis se présente tandis que nous serons vous et moi ensemble, et qu’il croie devoir se formaliser de ce que vous le ferez attendre, vous aurez le droit de lui répondre qu’un honnête homme n’est pas aux ordres d’un assassin !…

— Quoi ! M. de Hallay !…

— Si les éclaircissements que j’ai à vous demander, et que vous me donnerez demain, sont conformes à mes désirs, je vous apprendrai le nom de la victime du marquis, afin que, s’il osait jamais lever la tête devant vous, vous puissiez le lui jeter à la face !… Si notre explication ne répond pas à mon attente, alors, ma foi ! comme ma fréquentation avec les yankees m’a rendu tant soit peu homme d’affaires, et que la mort de M. de Hallay me serait utile, je ne toucherai pas à son masque et je vous laisserai vous rifler tout à votre aise !… Maintenant, rentrons.

Pendant le temps que Joaquin Dick et le comte d’Ambron étaient restés dans la rue, miss Mary et le marquis de Hallay, montés tous deux au salon, avaient eu une conversation assez intéressante.

— Marquis, lui avait dit la jeune fille avec une assurance et une audace tout américaines, vous avez provoqué pour demain M. le comte d’Ambron… Vous m’obligerez infiniment en ne donnant pas suite à ce projet.

— Je vous assure… miss Mary !… Eh bien ! oui, c’est vrai !… Que craignez-vous ? Que notre querelle ayant pris naissance chez vous, ne donne lieu à de sots commentaires ? Vous avez raison ! Mais M. d’Ambron, je le reconnais, malgré la haine qu’il m’inspire, est un véritable gentleman… je puis engager sa parole, de même que je vous donne la mienne, que nous cacherons soigneusement l’un et l’autre cette circonstance !…

— Vous vous trompez grandement, marquis ; je ne redoute nullement la calomnie, et le fait qu’une altercation s’est passée dans la maison de M. Sharp ne saurait atteindre en rien sa fille !… Savez-vous pourquoi je ne veux pas que le comte se batte avec vous ?

— Non, miss Mary !

— Parce que j’aime le comte, répondit tranquillement la jeune fille.

Un sourire moqueur apparut sur les lèvres minces de M. de Hallay.

— Vous ignorez sans doute la cause de notre duel !

— Cette cause m’importe peu…

— Permettez-moi de ne pas être de votre avis ! Cette cause vous touche au contraire beaucoup personnellement.

Une vive rougeur monta aux joues de la jolie Américaine.

— C’est donc moi qui…

— Non, miss Mary, vous n’êtes pour rien dans la discussion que nous avons eue. C’est pourtant pour une femme que nous allons sur le terrain.

— Une femme que vous aimez ?

— Que M. d’Ambron et moi nous aimons ! Oui, miss !… À cette réponse, miss Mary eut une flamme dans le regard, du sang dans les veines, des nerfs dans le corps ; elle devint réellement femme et fut souverainement belle.


— Vous me jurez, marquis, que cela est vrai, demanda-t-elle d’une voix qui exprimait toutes les douleurs et toutes les colères de la passion.

— Je vous le jure, miss Mary !

— Non… non… vous voulez me tromper, éveiller ma jalousie afin que je vous laisse votre liberté d’action ? Je ne vous crois pas. Ah ! dites-moi : y a-t-il à San-Francisco un