Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/34

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J’échangeai mon bâton de voyageur contre un rifle, mon costume de mendiant contre une casaque de cuir, et je m’élançai bravement, presque joyeusement, dans le désert, car on m’avait prévenu que la moitié des nouveaux trappeurs succombaient avant la fin de leur rude apprentissage, et j’espérais être bientôt débarrassé de tous les ennuis de ce monde !…

Vous ne sauriez vous faire une idée, comte, du pénible noviciat de l’homme qui se voue à la vie nomade de la Prairie ; eh bien, malgré les privations inouïes et les dangers sans nombre que j’avais à supporter, je trouvais un certain plaisir à cette épouvantable existence ; les souffrances de mon corps calmaient les souffrances de mon cœur ; et puis, il était une pensée qui souriait singulièrement à ma misanthropie, celle que personne ne s’intéressait, ou, pour être plus exact, ne feignait plus de s’intéresser à mon sort. Je me sentais si abandonné, si seul, que, par moments, je me demandais si j’appartenais bien, en effet, à la famille humaine ! Je parcourais la Prairie depuis près d’une année, lorsque mes compagnons d’aventures attaquèrent une tribu d’Indiens avec lesquels ils étaient en paix, mais qu’ils soupçonnaient possesseurs d’assez grandes quantités de poudre d’or. Cette attaque, ou, pour mieux dire, ce massacre, eut lieu pendant une fête improvisée exprès pour accomplir cet acte d’insigne mauvaise foi et de sauvage barbarie !… Les suites de cet odieux attentat furent horribles ; on soumit à d’épouvantables tortures les malheureux Indiens blessés qui tombèrent en notre pouvoir ; pas un seul d’entre eux ne consentit à racheter sa vie par un aveu. Tous moururent la tête fière et haute, le sourire aux lèvres, l’injure et le mépris à la bouche ! Ce sont parfois dé nobles et vaillantes natures que ces Indiens !… Emporté par mon indignation, je ne gardai aucune mesure vis-à-vis de mes compagnons, je voulus prendre la défense des infortunées victimes de leur cupidité. Vingt canons et crosses de carabine se levèrent contre moi. Comment échappai-je à ce danger, je ne saurais vous le dire. Ce fut un véritable et triste miracle. Une vieille carabine, une livre de poudre, quelques poignées de balles et le désert devant moi, telles étaient mes ressources ; quant à ma position, elle n’était guère plus brillante, j’avais à mes trousses vingt bandits qui avaient juré ma mort. Il faut avouer que, pour être encore vivant aujourd’hui, il faut que je n’aie pas eu de chance. Le lendemain du massacre des Indiens, je rencontrai le dernier Peau-Rouge de cette tribu. C’était un fier et courageux vieillard : il ne pleurait plus ; il songeait déjà à la vengeance. « Frère, me dit-il, j’ai été témoin hier de tes généreux efforts pour sauver mes enfants ! Tu n’es face pâle que de visage, Dieu t’a donné le cœur d’un Indien… Veux-tu rester avec moi ? je serai ton père ! » Je ne croyais plus à rien, et cependant j’eus confiance en la parole de cet infortuné. « Oui, lui répondis-je, je resterai avec toi et je t’aiderai à te venger. » L’Indien secoua la tête en signe de doute. « Tu es brave, me dit-il, mais tu es encore bien jeune. J’ai vu des tigres devenir la proie des renards ! Non, à nous deux nous ne serions pas assez forts pour punir les assassins de mes enfants !… Je connais un homme qui vaut à lui seul une armée ; un homme juste et bon pour les Peaux-Rouges… Allons le trouver ! S’il nous accorde son appui, pas un des assassins blancs n’échappera au châtiment ! » Nous nous mîmes aussitôt en route.

J’étais tellement dégoûté de la vie, si indifférent à tout ce qui pouvait m’arriver, que je ne questionnai pas même l’Indien : je me contentai de le suivre.

Ce fut après trois jours de marche que nous parvînmes à rencontrer l’homme que nous cherchions, et si nous pûmes le rejoindre, ce fut seulement parce qu’il se montra à nous et qu’il nous attendit.

Cet homme était et est encore la créature la plus extraordinaire, l’individualité la plus étrange qui existe ici-bas ; du reste, il n’est pas une personne dans toute la Californie qui ne le connaisse de nom, car peu de gens peuvent se vanter de l’avoir vu, et le bruit de sa mort a déjà circulé cent fois.

Quel est l’âge de cet homme, je devrais dire de ce phénomène ? Nul ne le sait. Peut-être bien l’ignore-t-il lui-même. Voilà plus de quarante années que son nom retentit dans le désert, et cet être inexplicable est resté doué de toutes les facultés corporelles de la jeunesse ! Son agilité dépasse de beaucoup celle de la panthère, sa force celle du tigre, son regard celui de l’aigle. Quant à son adresse, elle reste sans point de comparaison. Là où son œil distingue un objet, la balle de sa carabine arrive !… On prétend qu’il est Américain de naissance ; on se trompe, il est né de parents anglais.

Le phénomène écouta gravement, et sans l’interrompre par aucun signe d’horreur, le lamentable récit du Peau-Rouge.

— Tu peux compter sur moi, lui répondit-il.

Puis, m’adressant la parole en mauvais anglais :

— Veux-tu te joindre à nous ?

— Oui.

Un mois plus tard, des trente et quelques aventuriers qui avaient massacré la tribu indienne, il ne restait plus un homme debout.

— Adieu, me dit notre terrible auxiliaire, si tu as jamais besoin de mon rifle, tu le trouveras toujours à ton service. Je me nomme Lennox.

Le comte d’Ambron interrompit Joaquin Dick.

— Quoi ! ce Lennox si populaire et dont on raconte des choses si merveilleuses, existe donc en effet ? Je l’avais pris jusqu’à ce jour pour Un personnage de légende.

— J’ai eu de ses nouvelles ce matin même ! Je continue. Dans la dernière escarmouche que nous avons livrée aux aventuriers américains, le Peau-Rouge avait été légèrement atteint d’une balle. Soit que la fatigue eût aggravé sa blessure, soit plutôt que l’apparence extérieure de la plaie n’annonçât pas les ravages intérieurs produits par le plomb, toujours est-il que le malheureux se trouvait, deux semaines après, réduit à la dernière extrémité. « Enfant, me dit-il avant de mourir, il y a à présent entre ta race et toi une mer de sang. Tu es devenu un Indien ; jure-moi que tu resteras toujours fidèle à tes nouveaux frères ! Tu le jures ? bien. Maintenant, j’ai un grand secret à te confier ; prête-moi toute ton attention : Tu sais quelle a été la cause de la destruction de toute ma tribu ; les faces pâles prétendaient que nous avions de l’or, beaucoup d’or, et ils avaient raison. Je me hâte, car je sens que je vais mourir… Je suis le dernier descendant des anciens rois ou chefs aztèques de