Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/35

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ce pays. Quand les faces pâles traversèrent les mers pour nous voler nos terres et nous réduire à l’esclavage, mes aïeux cachèrent leurs richesses et s’enfuirent dans les déserts. La grandeur de ma tribu disparut, mais l’or de nos ancêtres nous resta. Afin de ne pas éveiller la féroce cupidité des faces pâles, le secret de l’asile qui contient nos trésors était confié par le chef de notre tribu à son fils aîné seul. Aujourd’hui, tu es mon unique enfant : à toi mon or ! » L’Indien me donna alors les indications les plus minutieuses. Puis, sentant la mort approcher : « Enfant, me dit-il, que cet or te serve à venger tes frères. Quand ton tour viendra de quitter la terre, tu emporteras ton secret avec toi ! »

— Et cet Indien, en parlant ainsi, n’avait-il pas le délire, señor Joaquin ? demanda le comte d’Ambron.

— Cet Indien disait vrai.

— Ainsi, ce trésor des anciens chefs ou rois aztèques…

— Je le trouvai ; il m’appartient.

Un assez long silence suivit la réponse du Batteur d’Estrade.

— Réellement, señor Joaquin, dit enfin M. d’Ambron, si je ne vous savais pas incapable de passer votre temps à me débiter des contes à dormir debout, si je n’avais pas été témoin, à Paris, de vos scandaleuses dépenses, je me figurerais que vous voulez vous divertir aux dépens de ma crédulité. Ces descendants des rois aztèques, réduits à l’état de vagabonds nomades… ce secret transmis de génération en génération… ce trésor enfoui… des millions sans doute…

— Oui, comte, des millions !…

— Tout cela, permettez-moi de vous le dire, ressemble singulièrement à un roman, et même à un roman de la bonne vieille école !

— Vous trouvez, comte ! Eh bien, en ce cas, j’irai plus loin encore. Je vous apprendrai que la basse et la haute Californie abondent en trésors cachés par les Indiens aux premiers temps de la conquête… Je conçois fort bien que ces révélations vous causent un certain étonnement, à vous surtout qui n’avez jamais vécu qu’en Europe, c’est-à-dire dans un pays tellement peuplé que chacun de ses habitants est, pour ainsi dire, parqué et numéroté à sa place… et encore y découvre-t-on assez souvent des trésors… mais ici, c’est bien différent. Nos immenses déserts, qui restent des années entières sans être foulés par les pieds de l’homme, présentent des ressources et une sécurité qui ne pouvaient manquer d’être utilisées par la crainte ou la défiance. Il y a très-peu de banques et de sociétés industrielles dans le désert… Les aventuriers américains sont de fort braves gens, sans doute, mais enfin ils ne sauraient servir de notaires ou d’agents de change… L’Indien, embarrassé du placement de ses fonds, pour me servir du langage d’Europe, creuse un trou dans la terre. Cette opération, assez primitive, pèche, je le reconnais volontiers, par le côté financier… le Peau-Rouge ne touche pas d’intérêts, c’est vrai, mais aussi, en revanche, il n’a pas une faillite à craindre. Il y a aujourd’hui en Europe des gens, devenus fort gueux après avoir été très-riches, qui n’auraient pas perdu leur fortune s’ils avaient été arriérés comme des sauvages… J’ajouterai un mot… c’est que la place où mes millions dorment depuis si longtemps, et où ils reposent encore actuellement, est indiquée sur la plupart des anciennes cartes géographiques… La dernière carte, dressée il y a quelques années, par ordre du sénat mexicain, l’indique par ces simples mots : Antigua residencia de los Aztecas. Seulement, comme les savants sont des pionniers de cabinet, ils ont commis une erreur grossière dans leur indication ! Je reprends mon récit. La vue des immenses richesses que je découvris ne me causa d’abord aucune émotion. Cet or me semblait un sable brillant et inutile. Peu à peu cependant un singulier changement s’opéra en moi. Je me mis à rêver à ma fortune… j’étais troublé, inquiet, agité ! Je ne souhaitais rien, je ne désirais rien, je ne tenais plus par aucun lien à la vie ordinaire des hommes, et cependant j’éprouvais comme un impérieux besoin d’utiliser mes richesses, de faire acte de puissance. Plus tard enfin, mes aspirations prirent une forme, devinrent une idée. C’était parce que j’avais perdu ma fortune que Carmen avait, sans doute, trahi ses serments ; je voulus savoir si le malheur qui m’avait frappé était une exception ou bien un événement logique, fatal, inévitable ; si l’or n’exerce pas sur les femmes une fascination irrésistible, qu’elles confondent avec l’amour. Et puis, j’avais à me venger. La pensée que des hommes se croyaient aimés, que des femmes prétendaient les aimer, me causait de véritables accès de fureur. Je voulais que tout le monde fût malheureux. Ce sentiment injuste ne tarda pas à se modifier ; il fit place à un projet :

Si je parviens à acquérir la conviction que les femmes donnent la préférence à l’or sur tous les sentiments humains, pensais-je, il est possible que, tout en méprisant la vie terrestre, j’en arrive à ne plus autant souffrir. À l’œuvre ! Je jure qu’excepté la violence et le mensonge, j’emploierai, pour réussir auprès des femmes, toutes les séductions, tous les moyens que procure la richesse. Je ne me laisserai prendre ni aux sourires, ni aux protestations, ni aux larmes. Je resterai un froid, un implacable observateur ; j’expérimenterai sur les âmes comme les médecins font sur les corps !… À l’œuvre ! Et je partis.

Mon premier voyage en Europe me confirma plus que jamais dans mon opinion… Partout mon or triompha ! Celles qui n’acceptèrent pas mes onces, m’aimèrent parce qu’elles me savaient riche, ou, comme on dit dans le style de l’amour civilisé, parce que j’étais un magnifique parti !… Je vous le répète, partout l’influence de mon or triompha !… Pourtant j’avais beau me plonger dans le tourbillon des plaisirs, le souvenir de Carmen me poursuivait toujours sans pitié et sans trêve. L’adorable et trompeur visage de celle que j’avais si éperdument aimée m’apparaissait au milieu de l’orgie, et glaçait le rire sur mes lèvres !… Peu à peu je me pris à regretter mon existence du désert. La satiété se faisait sentir. Je repartis pour la Californie !… Ce que la dissipation n’avait pu me donner, l’oubli, je le demandai à la fatigue. On ignorait mes richesses, je me fis batteur d’estrade. Alors commença pour moi une nouvelle existence. Allié à la plupart des tribus indiennes, disposant, par mon or de tous les aventuriers dont je pouvais avoir besoin, je devins en peu d’années le maître absolu du désert. Je me mêlais avec une fiévreuse activité à toutes les intrigues, à toutes les entreprises, à tous les combats ; je recherchais les fortes émotions du danger et de la violence, de même qu’un voyageur, haletant de soif, aspire après une