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source d’eau vive. Combien de crimes qui, sans moi, seraient restés impunis, ont été suivis d’un châtiment mystérieux et terrible !

Que vous dirai-je, comte ? ce rôle de Providence finit par me paraître monotone. Je résolus de retourner en France. Ce second voyage ne différa en rien du premier ; j’obtins le même résultat dans mes expériences. Mon or finissait fatalement par avoir raison. Depuis cette époque jusqu’à ce jour, je me suis arrangé et j’ai mené une double existence : je dépense mes immenses richesses en Europe, où l’on me connaît comme millionnaire, et je reviens me guérir de la satiété au désert. Ici, du moins, on ne sait de moi que ma réputation de batteur d’estrade. Je cesse d’être obsédé par les courtisans et les parasites. Il y a même, par-ci par-là, quelques pauvres Indiens qui sont assez contents quand je vais frapper à la porte de leur wigwam. Ils m’offrent le calumet, me donnent de l’eau-de-vie et m’appellent leur frère ! Ce sont d’assez braves gens… Ils s’égorgent bien un peu entre eux, mais, du moins, ils possèdent un esprit de dignité et d’indépendance qui les rend bien supérieurs aux Européens ! Quant à leurs femmes, je les tiens en grande estime… Ce sont de véritables bêtes de somme… Elles ne parlent jamais de sentiment.

À mesure que Joaquin Dick avançait dans son récit, sa parole devenait de plus en plus brève et railleuse ; enfin il s’arrêta.

— Et maintenant, señor Joaquin, dit le comte d’Ambron, êtes-vous parvenu à vous affranchir du souvenir de Carmen ?

— Carmen ! je n’y pense plus ! J’ai trouvé depuis lors tant de Carmen !

Le Batteur d’Estrade fit cette réponse d’un ton dégagé ; mais presque aussitôt des larmes mouillèrent ses paupières.

— À quoi bon mentir ? murmura-t-il : Carmen, cette infâme qui a brisé mon avenir, qui, de bon que m’avait fait Dieu, m’a rendu méchant et cruel… eh bien ! je l’aime comme jamais je ne l’ai plus aimée aux jours de ma jeunesse… je l’aime à ce point, que je suis presque jaloux de vous entendre prononcer son nom ; je l’aime encore tellement que, devant vous, un homme, je ne puis ni retenir mes larmes ni dissimuler ma honteuse faiblesse. Oh ! qui me délivrera de son souvenir !… L’oublier… non… je ne le voudrais pas !

Depuis que Joaquin Dick avait terminé son récit, le comte d’Ambron avait un air de froideur qui ne lui était pas habituel : il pensait que le Batteur d’Estrade n’avait pas dit un mot d’Antonia, dont la ressemblance avec Carmen était si extraordinaire, et ce silence lui fournissait matière à de graves pensées.

Il se disposait à aborder résolument cette question si délicate et si brûlante, lorsque plusieurs coups de marteau lui annoncèrent l’arrivée d’un visiteur.

Peu après, miss Mary faisait son entrée dans le salon.

Les deux hommes se levèrent et la saluèrent.

— Ne vous dérangez pas, messieurs, dit miss Mary, sans accepter le siège que M. d’Ambron lui offrait, je n’ai que peu de mots à dire. Restez, señor Joaquin, je vous prie.

La jeune fille fit une légère pause, puis s’adressant directement au comte d’Ambron :

— Le marquis de Hallay m’a appris hier soir, monsieur, après votre départ, qu’il avait eu une querelle avec vous, et il a ajouté que, craignant que le motif de cette altercation ne fût mal interprété par la société de San-Francisco, il me serait infiniment obligé si je parvenais à vous faire agréer ses excuses… C’est cette commission que je viens remplir… Il reste donc bien entendu, monsieur le comte, car j’ai foi en votre générosité, que cette affaire n’aura aucune suite et sera considérée comme non avenue.

Les deux hommes se regardèrent ; M. d’Ambron ne cachait pas son étonnement, Joaquin Dick ne dissimulait pas son sourire.

— Je vous avouerai, miss Mary, répondit le jeune homme, que j’étais loin de m’attendre au plaisir et à l’honneur de votre visite, et bien moins encore au message dont vous avez bien voulu vous charger. Si M. le marquis se déclare satisfait, soit, cela le regarde : c’était lui qui me demandait une réparation. Permettez-moi, néanmoins, de trouver étrange, au point de vue de la régularité et des convenances, qu’il ait cru devoir vous choisir pour être l’intermédiaire de ses intentions. Quant à vous, miss Mary, veuillez agréer, je vous en conjure, toutes mes excuses et tous mes remercîments pour le dérangement, bien involontaire au reste, que je vous ai occasionné.

La jeune fille fit une légère inclination de tête et se dirigea vers la porte ; M. d’Ambron s’empressa de la reconduire.

— Monsieur, lui dit-elle en arrivant dans la rue, j’aurai besoin aujourd’hui d’un cavalier pour m’accompagner dans une excursion aux environs de San-Francisco, et j’ai compté sur vous. Ai-je eu tort ?

— Je suis absolument à vos ordres, miss Mary.

— Merci, monsieur. Je vous attendrai à deux heures. Nous sortirons à cheval.

Lorsque le jeune homme remonta dans le salon, il vit Joaquin Dick, son chapeau à la main, et prêt à s’éloigner.

— Vous partez, señor Joaquin ? lui demanda-t-il.

— Oui. Je vais à mon rendez-vous avec le sorcier… Voulez-vous savoir son nom ?

— Quel nom ? celui de votre sorcier ?

— Oui.

— Dites.

— Il se nomme Lennox !… À bientôt, comte !


XIX

LENNOX.


Un brillant soleil inondait de ses chauds rayons la montagne du Télégraphe, lorsque Joaquin Dick, gravissant le versant de l’ancienne baie, arriva au lieu du rendez-vous désigné par Lennox.

L’attente du Batteur d’Estrade ne fut pas de longue du-