Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/37

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rée ; l’homme étrange, dont l’existence a si longtemps excité et excite encore la curiosité des populations californiennes, se leva de dessus un quartier de roche où il était assis, et vint presque aussitôt à la rencontre de Joaquin.

le costume de Lennox était des plus bizarres. Il était entièrement composé de peaux de daims. Une espèce de justaucorps, taillé en dehors de toutes les modes connue ? ou usitées, et qui tenait le juste milieu entre une blouse et une casaque, lui descendait un peu plus bas que les hanches ; des guêtres très-hautes, retenues par des attaches de cuir, emprisonnaient ses jambes nerveuses ; un manteau court, assez semblable à un crispin, fixé à son épaule gauche, et dont un pan était passé sous son bras droit, lui donnait un air un peu théâtral qu’augmentait encore une plume d’aigle fixée sur son chapeau de feutre, la seule pièce de son vêtement qui ne fût pas en peau de daim.

Il eût été aussi difficile de supposer un âge à cet être exceptionnel que de lui assigner une race ou une nationalité, tant le hâle épais de son teint, ses rides profondes et l’éclat de ses yeux laissaient une large marge aux suppositions et aux commentaires.

Une calebasse pleine de poudre pendait à son côté gauche ; il portait à la main une carabine à pierre.

— Bonjour, Joaquin, dit-il ; tu as reçu mon message ?

— Ma présence ici répond à ta question. As-tu besoin de moi ?

— Oui.

— Que veux-tu ? de l’or ?…

Lennox frappa sur la calebasse qui lui servait de poudrière, et qui rendit un son mat.

— Merci, elle est pleine. Ce que j’attends de toi, c’est un simple renseignement : sais-tu ce qu’est devenu Evans ?

— Oui, je le sais.

Lennox parut hésiter.

Joaquin Dick attendit un instant ; mais, voyant que le vieux chasseur persévérait dans son silence, il reprit la parole :

— Portes-tu une grande affection à Evans ?

— Je suis habitué à lui… J’ai été pendant dix ans son ennemi sans pouvoir parvenir à le tuer… Deux fois je lui ai traversé le corps d’une balle… deux fois il s’est guéri de cette terrible blessure… Je compris que Dieu voulait que je fusse son ami… Nous nous sommes réconciliés… Depuis lors nous nous rencontrons de temps à autre dans la Prairie… et ces rencontres, que je ne provoque pas, me font plaisir… Evans me fournit ma poudre et me raconte les iniquités des faces pâles ! Il est mort, n’est-ce pas ?…

— Oui !

— Je m’en doutais… voilà six mois que je ne l’ai vu !

Lennox fit une légère pause ; puis, d’une voix flegmatique :

— Tout le monde meurt, excepté moi, continua-t-il. Ma mémoire est peuplée de tombes !… Merci, Joaquin… à revoir !

— Tu pars déjà ?

— Pourquoi resterais-je davantage ici ? Le voisinage des faces pâles m’est odieux. Je sais ce que je voulais savoir… Je retourne là-bas… Ce sera toi, dorénavant, qui m’approvisionneras de poudre…

— Un mot, Lennox…

— Dis.

— N’as-tu pas envie d’apprendre quel a été le genre de mort d’Evans ?

— À quoi bon ? À moins que j’aie à le venger !

— Tu as à le venger.

— Il a été tué ?

— Oui, tué d’un coup de carabine !

— Par un ennemi ?…

— Non, par un traître !

— En ce cas, tu as raison, je dois le venger !… Tu connais l’assassin ?

— Mieux que cela ! j’ai reçu les suprêmes confidences et le dernier soupir d’Evans !…

Lennox ne montra ni surprise, ni curiosité, ni émotion ; il se contenta de se rasseoir sur le quartier de rocher.

— Evans, poursuivit le Batteur d’Estrade, a mérité sa fin tragique ; car, quoiqu’il prétendît être mon ami, il conspirait contre moi lorsqu’il a été assassiné !…

— Evans ne pouvait être honnête puisqu’il était une face pâle, mais, je te le répète, j’étais habitué à lui… je ne l’oublierai jamais…

Cet aveu dans la bouche de Lennox, qui, entièrement façonné à la vie sauvage, se serait cru déshonoré s’il avait laissé voir la moindre marque de sensibilité, accusait de sa part une profonde douleur.

— Evans était cupide, poursuivit Joaquin Dick, sans ménager la mémoire du défunt, et c’est là ce qui l’a perdu !… Il n’ignorait pas que je possède beaucoup d’or, et depuis bien des années déjà, la pensée de s’approprier mes richesses le poursuivait sans cesse…

— Oui, il m’a souvent interrogé sur l’endroit où tu caches ton or.

— Mais cet endroit, tu l’ignores, Lennox ?

— Non… je le connais, répondit toujours avec le même flegme le vieux chasseur.

Cet aveu laissa Joaquin Dick impassible.

— Ainsi, c’est toi, poursuivit-il froidement, qui as fourni à Evans les renseignements qui l’ont conduit à sa perte ?

— Non, car ton or t’appartient légitimement… il t’a été légué par ses véritables maîtres, et tu l’as souvent employé à aider les Peaux-Rouges à se défendre contre les faces pâles. Il y a eu beaucoup de ta poudre de brûlée dans le désert. Écoute-moi bien. Il n’y a pas un homme au monde, quelque sûr qu’il soit de soi, qui puisse répondre qu’on n’arrachera pas la vérité à son sommeil. Nous avons souvent, Evans et moi, reposé et dormi tête contre tête.

— Merci de cet éclaircissement, Lennox, il m’évite un crime !…

— Quel crime ?

— Si j’avais eu la preuve de ton indiscrétion, je t’aurais poignardé !

— Tu aurais bien fait ! Continue.

— N’osant s’aventurer seul dans cette périlleuse entreprise, Evans s’adjoignit un audacieux compagnon. Seulement, afin de détourner les soupçons que son départ aurait