Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pu éveiller en moi, car il se doutait que j’avais deviné ses projets, il lui donna rendez-vous dans la direction de la forêt Santa-Clara ; un misérable Indien Seris, un nommé Traga-Mescal, devait servir de guide à l’Européen avec lequel Evans s’était associé.

— J’ai trouvé le cadavre de ce Traga-Mescal dans la forêt Santa-Clara…Sa blessure m’a dit le nom de ton couteau… ensuite ?

L’Européen avait réfléchi sans doute qu’un trésor partagé perd de sa valeur ; quand il rejoignit Evans, il lui tira un coup de carabine dans le dos.

Le vieux chasseur se mit à rire.

— Quel est le sujet de ta gaieté, Lennox ?

— Je pense que quand deux faces pâles déterrent un trésor, il y a toujours l’un des deux qui tue l’autre… C’est drôle !… Quel a été la dernière parole d’Evans ?

— Ton nom…

Un tressaillement à peu près imperceptible, mais qui n’échappa pas au Batteur d’Estrade, rida le front de Lennox.

— Il y avait du bon dans cet Evans, dit-il de son ton glacial. Comment se nomme l’homme qui l’a assassiné ?

— De Hallay.

— Où demeure-t-il ?

— À San-Francisco.

— Je voudrais le voir. Pourrais-tu me le montrer ?

— Certes, mais il te faudra descendre dans la ville.

Un froncement de sourcils prouva que cette perspective ne souriait nullement au vieux chasseur ; c’était la première marque d’émotion qu’il donnait depuis le commencement de l’entretien.

— Le contact d’une face pâle m’est odieux, répondit-il ; j’ai dû faire hier un appel à toute ma volonté pour me décider à parcourir les abords de San-Francisco, dans l’espoir de te rencontrer. Il y a bien cinquante années au moins que mon pied n’a foulé le pavé d’une ville ; n’importe, j’irai…

— Quand ?

— Ce soir même… Tu m’accompagneras ?

— Soit ! Où te retrouverai-je ?

— Ici, en bas… au pied de la montagne.

Les deux hommes échangèrent une légère inclination de tête et s’éloignèrent chacun dans une direction différente.

Joaquin Dick redescendait le versant qui conduit à l’ancienne baie, lorsqu’il aperçut le comte d’Ambron qui venait à sa rencontre.

— J’ignore si ma présence ne constitue pas une indiscrétion, dit le jeune homme, et je suis prêt, s’il en est ainsi, à me retirer, mais je n’ai pu résister au désir de voir le fameux Lennox. J’ai pensé que du moment où vous m’aviez averti de votre rendez-vous avec lui, vous ne blâmeriez pas ma curiosité. Au reste, mon intention était de me tenir à l’écart.

— Lennox est parti, mais si vous tenez tellement à le connaître, votre souhait ne tardera pas à être accompli. Vous le verrez ce soir, et, si je ne me trompe, vous le verrez agir.

Joaquin et M. d’Ambron marchèrent pendant quelques instants à côté l’un de l’autre sans échanger une parole, Enfin le comte, s’adressant au Batteur d’Estrade :

— Señor, lui dit-il, l’arrivée imprévue de miss Mary et votre rendez-vous avec Lennox ont interrompu si brusquement notre entretien de ce matin, que je vous demanderai la permission de le reprendre. Bien des points sont restés dans l’ombre.

— J’aurais préféré remettre à plus tard la continuation de cette conversation, monsieur, car vous êtes encore sous la première impression de mon récit, et je crains que la réflexion n’ait pas suffisamment mûri le jugement que vous allez porter sur moi.

— Ce jugement, auquel vous paraissez vouloir bien attacher une certaine importance, señor Joaquin, il me serait impossible de le formuler, tant que vous ne m’aurez pas donné certains éclaircissements qui me manquent…

— Parlez !

— Je vous déclare tout d’abord hautement, que je ne reconnais à personne le droit de s’arroger le rôle de la Providence… c’est empiéter sur les privilèges de Dieu et de la société. Toutefois, si vos intentions étaient pures et bonnes, et surtout, en présence de la triste anarchie qui règne et qui régnait bien plus encore jadis dans ce triste pays, vous avez cru devoir prendre sur vous d’agir pour le salut de tous, je ne saurais ni vous condamner ni vous blâmer… mais cela, je vous le répète, à la seule condition que vous n’aurez jamais écouté la voix de vos passions, jamais obéi à votre intérêt personnel… Vous vous êtes mêlé, m’avez-vous dit, à toutes les violences, à tous les combats, à toutes les intrigues du désert ! Cet aveu est d’un grand laconisme et d’une extrême portée !… Oui ou non, avez-vous versé le sang humain en vous exposant à des dangers moindres que ceux encourus par les malheureux qui tombaient sous vos balles ou sous votre couteau ?

— Vous manquez de franchise ou d’énergie dans votre question, comte !… Ce que vous voulez savoir, c’est si je suis un spadassin ou un assassin, n’est-ce pas ? Ni l’un ni l’autre !… Je suis un homme qui, ayant chèrement acquis le droit de ne plus croire à rien, ne voit plus dans ses semblables que des indifférents, des ennemis ou des obstacles !… Les indifférents, je les ai méprisés ; mes ennemis, je les ai détruits !… Toutes les fois que mon intérêt personnel ou mes passions ont été en jeu, je me suis montré et j’ai été impitoyable. Je n’ai pas plus reculé devant de terribles dangers, que je n’ai été désarmé par la faiblesse de mes adversaires, et par la certitude de mon impunité !… Ce que je vous demande, comte, ce n’est pas de peser une à une les actions de ma vie, c’est de me déclarer franchement si, d’après vous, un homme qui n’a jamais manqué à sa parole, jamais trahi personne, et que tout le monde a trompé ou trahi, est coupable d’avoir pris sa revanche…

— Oui, mille fois oui, señor Joaquin, s’écria M. d’Ambron avec un accent de conviction passionnée.

— Et à cet homme, vous ne tendriez pas la main ?

La réponse du comte ne se fit pas attendre :

— Non ! dit-il, d’une voix à la fois ferme et émue.

— Je vous remercie de votre franchise, reprit froidement, mais sans colère et sans raillerie, le Batteur d’Estrade ; l’heure de ce que vous appelleriez ma conversion et de ce