Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/39

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que je nommerai, moi, mon changement, n’est pas encore sonnée et ne sonnera probablement jamais, car votre opinion, qui devrait être d’un grand poids à mes yeux, me laisse le cœur calme et l’esprit insoucieux.

Un second silence, plus long que le premier, régna de nouveau entre les deux hommes : cette fois encore ce fut M. d’Ambron qui recommença la conversation.

— Señor Joaquin, dit-il, vous me devez un dernier éclaircissement.

— Lequel ?

— Celui de votre conduite avec Antonia. Cette conduite me paraît assez difficile à concilier avec votre cruel et coupable serment de vengeance. Antonia est jeune, belle, sans défense… Comment se peut-il que la haine que vous portez à toutes les femmes n’ait point rejailli jusque sur elle ? Comment se fait-il que vous l’ayez respectée ?

— Cette question que vous m’adressez, monsieur d’Ambron, je me la suis cent fois posée à moi-même, sans jamais parvenir à la résoudre. Antonia m’a toujours inspiré une tendresse contre laquelle je me suis souvent et en vain indigné et révolté. Mes efforts pour me soustraire à l’influence inouïe qu’elle exerce sur ma volonté, n’ont abouti qu’à constater et consolider cette incroyable et inexplicable influence. Combien de fois n’ai-je pas souhaité la mort d’Antonia !… et pourtant je sens que si mon désir s’était accompli, mon cœur, quelque insensible et desséché qu’il soit, aurait, pour la pleurer, trouvé des larmes !… Le sentiment qui m’attire vers cette enfant ne se rapproche en rien de celui de l’amour… il n’en a ni la violence ni les tempêtes… Je goûte près d’elle un calme délicieux, qui me fait presque oublier le passé… Parfois, sous la magique influence de cette douce fascination, je me suis surpris à faire des rêves d’avenir… à croire à la possibilité du bonheur ici-bas. Et cependant la ressemblance d’Antonia avec Carmen devrait, en me rappelant d’affreux souvenirs, surexciter mes mauvaises passions, augmenter et activer mon ardeur de vengeance… Qui sait même si ce n’est pas la fatale et lâche ténacité de ma première, de mon unique passion, qui m’entraîne vers Antonia ? Je crois revoir Carmen dans toute la splendeur de sa jeunesse, de sa candeur, de son amour ! C’est à ma faiblesse vis-à-vis d’Antonia que je dois les premiers doutes qui aient ébranlé mes convictions. Je me suis demandé si la vérité que j’ai placée dans les extrêmes, ne se trouve pas plutôt entre le bien et le mal ; s’il existe des hommes qui soient absolus en perversité ou en vertu ; si en nous abandonnant à nos passions vacillantes, nous ne trébuchons point à chaque pas, alors que nous nous figurons courir directement vers un but ? Il y a des moments où, irrité et humilié de l’empire d’Antonia, j’ai mentalement appelé un vengeur… souhaité sa chute… Eh bien ! je vous jure que si un homme avait osé porter la main sur sa ceinture, je l’aurais poignardé… Je n’ai pas d’amour, je vous le répète, pour Antonia… mais je suis jaloux d’elle ! J’arrive, comte, à ce qui vous est personnel. Votre rare loyauté, votre caractère chevaleresque, la fermeté de vos convictions, me font admettre qu’il peut se trouver par hasard une exception à la perfidie humaine, et que j’ai rencontré en vous cette exception. Je vous verrais avec joie être aimé d’Antonia… Je ne suis pas jaloux de vous. Pourquoi ? Je l’ignore… Peut-être l’hommage que je rends à votre vertu ne m’est-il précieux que parce qu’il me donne la preuve de mon impartialité, et qu’il justifie mes actes de vengeance !… Maintenant, comte, il me reste à vous adresser une prière et une recommandation : la prière, c’est de vous abstenir de toute allusion aux aveux que j’achève de vous faire !… qu’il ne soit plus jamais question entre nous d’Antonia… Mon orgueil supporte une humiliation venant de moi-même et sans que rien ne m’y ait contraint, mais il ne saurait l’endurer d’autrui… Ma recommandation, c’est de bien vous tenir sur vos gardes vis-à-vis du marquis de Hallay… La démarche accomplie ce matin par miss Mary me donne beaucoup à réfléchir… J’y vois un présage du plus mauvais augure… Tenez-vous sur vos gardes, comte !… tenez-vous sur vos gardes !…

— Je vous remercie beaucoup de votre intérêt, señor Joaquin, mais je ne partage nullement vos soupçons. La démarche de miss Mary ne prouve qu’une chose, que la belle Américaine aime le marquis de Hallay, et qu’elle a craint de voir la chance des armes tourner contre lui.

— Si vous manquez de perspicacité dans cette circonstance, monsieur, au moins ne saurait-on vous accuser de fatuité…

— Je ne vous comprends pas. Expliquez-vous.

— C’est inutile. Revenons au marquis… Pensez-vous qu’un tel homme serait capable de sacrifier son amour-propre à l’attachement d’une femme ! Rappelez-vous donc la façon dont vous l’avez traité… comme un misérable goujat ! Non, non ! l’orgueil de M. de Hallay est trop immense ; sa férocité est trop réelle, pour qu’il oublie jamais l’injure que vous lui avez faite. Soyez persuadé que, pour qu’il ait laissé miss Mary accomplir sa pacifique et humiliante mission, il faut qu’il ait la certitude de tirer plus tard de vous une éclatante vengeance.

— Soit ! qu’il agisse comme il l’entendra ; j’ai confiance dans la bonté de Dieu et dans mon courage ! S’il m’attaque, je me défendrai.

— Et s’il vous provoque à son tour ?

— Je refuserai… On n’accorde pas l’honneur et l’égalité d’un duel à un assassin.

— C’est vrai, mais à la condition qu’on pourra lui dire le nom de sa victime. Or, ce nom, prononcé ailleurs qu’à San-Francisco et par toute autre personne que par moi, constituerait une calomnie et non un châtiment. Dites-moi, monsieur, connaissez-vous l’établissement de la Polka ?

— Certes ! c’est une espèce de cercle où l’on joue, où l’on couche et où l’on mange, C’est le plus vaste établissement de toute la ville.

— C’est cela. Eh bien, si vous voulez écouter mon conseil, rendez-vous ce soir, vers les huit heures, dans les salons de jeu de la Polka.

— Ces sortes de réunions ne sont guère de mon goût…

— En ce cas, promenez-vous dans Pacific-street… puis, quand vous me verrez passer, suivez-moi.

— Mais enfin, ne puis-je savoir…

Joaquin Dick se mit à sourire, et, regardant le comte :

— Quand j’étais jeune comme vous, dit-il, je ne savais pas non plus attendre. Comte, croyez-moi, la patience est la plus grande force qui existe sur la terre… À revoir ! Je