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traverserai ce soir, à huit heures précises, avec mon ami Lennox, Pacific-street… y serez-vous ?

— Avec Lennox ! répéta vivement le jeune homme, j’y serai…


XX

L’AVEU.


Il était deux heures ; miss Mary, revêtue d’une élégante amazone, était assise dans le boudoir attenant à son salon ; un livre ouvert reposait sur ses genoux, mais elle ne lisait pas.

De temps en temps elle consultait d’un regard inquiet les aiguilles de la pendule, puis elle se baissait ensuite pour s’assurer si le balancier poursuivait bien ses courtes et régulières paraboles ; il lui semblait que les aiguilles n’avançaient pas.

On prétend qu’à certaines heures décisives les femmes deviennent jolies par la seule force de leur volonté ; jamais miss Mary n’avait été aussi belle que ce jour-là. Son charmant visage, animé par l’irritation à la fois pleine de charme et de tourment que produit l’attente, avait une expressive mobilité qui aurait défié le ciseau de Pradier ; la statue était devenue femme !

Bientôt une subite et ravissante rougeur colora le velouté de ses joues ; elle venait d’entendre bien au loin, et malgré les rumeurs de la rue, le pas de chevaux qui se dirigeaient vers la maison de M. Sharp.

L’amour a des sens infaillibles : il perçoit des sons que l’oreille ne saurait saisir, il voit au delà de la limite que le regard le plus perçant ne pourrait franchir !

Miss Mary ne s’était pas trompée ; quelques minutes après, M. d’Ambron, suivi de son domestique, s’arrêtait devant la porte.

— Mon Dieu ! murmura la jeune fille en appuyant ses deux mains sur son cœur pour en comprimer les mouvements désordonnés, mon Dieu ! faites que mon trouble ne tourne pas contre moi !… Jamais, à aucune époque de ma vie, je n’ai eu autant besoin de tout mon sang-froid qu’en ce moment suprême qui va décider de mon existence, et jamais je ne me suis sentie si émue, si agitée, si désarmée ! Ô vous, mon Dieu ! qui savez la pureté de mes intentions, secourez-moi dans ma faiblesse… soutenez mon courage…

Les coups de marteau qui retentirent à la porte de la rue eurent un écho dans le cœur de la jeune fille. Les Américaines aiment rarement ; mais, quand elles s’abandonnent à la passion, elles payent en une seule heure tout l’arriéré de leur longue indifférence.

Miss Mary s’était si bien préparée à recevoir le comte ; elle avait, — un habile général ne néglige aucun détail, — si bien étudié son salut et sa révérence, que quand l’émotion la prit à la gorge, elle fut d’une déplorable gaucherie.

M. d’Ambron ne remarqua pas cette réception embarrassée ; il était si loin de se douter de l’impression qu’il produisait sur la jeune fille !

Il s’inclina gracieusement devant elle, s’informa avec une parfaite indifférence et une exquise politesse de l’état de sa santé, lui adressa un compliment sur le bon goût de son amazone, et finit en lui disant qu’il était complètement à ses ordres. Ces paroles banales, relevées par une voix harmonieuse et un grand usage du monde, émurent délicieusement miss Mary, et lui rendirent un peu de confiance. Dix minutes plus tard, la jeune fille et M. d’Ambron traversaient, au pas de leurs chevaux, les rues de San-Francisco.

— Avez-vous un but à votre excursion, miss Mary ? demanda le jeune homme.

L’Américaine se troubla.

— Certainement, monsieur, répondit-elle en hésitant, sans cela je n’aurais pas osé vous déranger… abuser ainsi de vous. Mon père m’a priée de me rendre à… à… la Mission

— Si je ne me trompe, miss, ce que vous appelez la Mission est une bourgade située à quelques lieues de San-Francisco.

— Oui, monsieur.

— Alors, comme il commence à se faire tard, nous activerons, si vous le voulez bien, l’allure de nos chevaux.

— Volontiers, monsieur.

— Je réfléchis, comte, reprit peu après la jeune Américaine, que la Mission est bien éloignée. Si cela vous est indifférent, nous remettrons cette excursion à une autre fois, et nous nous contenterons, pour aujourd’hui, d’une simple promenade.

M. d’Ambron s’inclina en signe d’acquiescement, et retint la bride de son cheval. Il était facile de voir qu’ayant pris son parti de l’acte de complaisance qui lui avait été demandé et auquel il avait consenti, il lui était tout à fait indifférent de rester plus ou moins longtemps en tête-à-tête avec miss Mary.

— Vraiment, comte, dit cette dernière, après un moment de silence, vous qui êtes habitué à la grâce inimitable et sans égale des Françaises, vous devez nous trouver, nous autres pauvres sauvages Américaines, d’un goût déplorable.

— Ce reproche très-grave, que je suis loin de mériter, est parfaitement injuste, miss Mary, dans votre bouche. Si je ne vous savais pas saturée de compliments, je serais tenté d’y voir une provocation à ma galanterie, avec l’arrière-pensée de vous moquer ensuite de moi ! Venant de vous, permettez-moi d’ajouter qu’il ressemble un peu à un petit mouvement de fatuité patriotique.

— Vous vous trompez, monsieur d’Ambron… Je vous jure que j’ai parlé sérieusement… très-sérieusement. Du reste, nous ne sommes nullement jalouses des Françaises. | Si la nature leur a donné le don de plaire, elle leur a refusé, dit-on, celui d’aimer. Vos compatriotes, à ce que l’on nous raconte, n’ont qu’une seule pensée, celle de conquérir et de mériter par leur bon goût l’admiration des hommes et la haine des femmes… Ce rôle peut être éclatant à la surface, mais au fond il est bien triste et bien navrant… Dépenser toutes ses facultés et toute son énergie à