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dernier outrage met le comble à la mesure ! Tout à l’heure tu as prononcé le mot « crime »… tu pourrais bien, ainsi que tu le prétends, posséder en effet la prescience de l’avenir.

Phénomène inexplicable et étrange ! À mesure que croissait la fureur de M. Henry, le calme revenait à Antonia.

— Il est heureux pour vous, señor, dit-elle froidement, qu’il n’y ait pas de témoins de ce qui se passe ici, car vous seriez à jamais déshonoré.

— Déshonoré pour avoir laissé tomber mes regards sur une ranchera ?

— Non, señor, mais pour avoir abusé de votre force vis-à-vis d’une femme… regardez ma main !…

M. Henry obéit : des gouttelettes de sang, semblables à des grains de corail, perlaient sur les ongles roses de la pauvre enfant.

— Oh ! pardonne-moi ! Ta beauté m’avait rendu fou ! s’écria-t-il en jetant ses bras autour de la taille d’Antonia.

Il faudrait un pinceau et non une plume pour rendre la sublime indignation qui illumina le visage de la jeune fille.

Avec une souplesse féline et une force virile que l’on n’aurait jamais soupçonnées dans une aussi frêle et gracieuse créature, elle s’était dégagée de l’étreinte de M. Henry.

— Oh ! vous me faites horreur ! s’écria-t-elle ; mais je n’ai plus peur… car je sais maintenant que vous me tuerez !… Un danger inconnu m’effrayait… Je ne baisserai pas les yeux devant la mort…

Le regard d’Antonia était d’une si triomphante fierté, sa pose exprimait un si superbe dédain, que M. Henry hésita.

L’admiration avait remplacé en lui la colère.

— Non… je ne faiblirai pas, murmura-t-il enfin, ce serait une lâcheté et une honte !

Le jeune homme s’élança vers Antonia, lorsque, poussant tout à coup un cri qui n’avait rien d’humain et qui ressemblait au rugissement d’un tigre blessé à mort, il tomba de toute sa hauteur sur le sol.

La chute de M. Henry démasqua Panocha, qui apparut, tenant un couteau ensanglanté à la main.

Le Mexicain contempla d’un air radieux son ennemi gisant à terre.

— C’est bien flatteur pour moi, dit-il, un homme qui a tué six ours gris… Eh bien ! señorita, continua don Andrès Morisco y Malinche y Nabos en s’avançant vers la jeune fille, que la surprise et la terreur retenaient immobile à sa place, n’avais-je pas raison de vous répéter sans cesse que vos excursions aboutiraient un jour ou l’autre à quelque catastrophe ? Voyez ce qui serait advenu aujourd’hui si je n’avais pas eu la bonne idée de vous suivre de loin !

— Tu as tué cet homme, Andrès !… murmura Antonia, toute tremblante.

— Je l’espère bien, señorita… mais, rassurez-vous… s’il n’est pas mort, je l’achèverai !… Du reste, la partie était engagée entre nous depuis une semaine… je vous raconterai cela plus tard… Enfin, j’ai gagné la belle !…

— Pas encore, Panocha ! nous sommes seulement manche à manche !…

Andrès bondit comme s’il avait été piqué par un serpent.

M. Henry venait de se soulever de terre ; il s’appuyait sur son bras gauche, et de sa main droite il tenait sa carabine.

— Merci, mon Dieu ! Il vit ! s’écria Antonia en levant ses beaux yeux vers le ciel.

— Antonia, vous êtes une vaillante et sainte créature ! dit le blessé d’une voix faible. Tantôt je vous désirais… à présent je vous aime…

Alors, tournant sa tête vers le Mexicain tremblant :

— Tu as bien fait, Panocha ; je t’approuve !…

M. Henry, après avoir prononcé ces derniers mots avec une difficulté extrême, laissa tomber sa carabine et ferma les yeux ; Antonia courut vers lui.

— Vite, vite… il n’y a pas un instant à perdre, Andrès, dit-elle, va chercher des pions et fais préparer un brancard !

Panocha ne se fit pas répéter cet ordre ; il s’éloigna en courant ; il se méfiait de l’évanouissement du jeune homme.

— Oh ! murmura Antonia quand elle fut seule… et une adorable teinte rosée passait sur son visage… maintenant je comprends combien don Luis a été noble et délicat avec moi… et je sens que je l’aime !…


XI

MASTER SHARP.


La ville la plus curieuse et la plus extraordinaire qui soit au monde, n’est plus ni Paris, ni Pékin ; c’est San-Francisco. Bâtie en un jour par la cupidité, détruite régulièrement tous les mois par l’incendie, elle présente le singulier spectacle d’une prospérité qui se développe et se fortifie par les désastres. La flamme dévore-t-elle une masure de bois, le lendemain s’élève à sa place une maison en briques ; la maison devient-elle à son tour la proie du terrible fléau, alors apparaît un palais bâti en pierres de taille ! Du reste, rien de pittoresque et de charmant comme l’ensemble de San-Francisco, vu de la mer ; coquettement adossé en forme d’amphithéâtre au versant d’une colline, il offre dans ses constructions une incroyable diversité de formes et de couleurs : le bois, la brique, la pierre, mêlent leurs nuances diverses aux ordres d’architecture les plus différents. Si ce n’est le rigide et monotone alignement des rues qui laisse l’œil sans obstacle, et l’imagination sans travail, on ne pourrait jamais croire que l’on se trouve dans une ville américaine, c’est-à-dire sortie des mains du peuple le plus positif et le moins fantaisiste de l’univers.

L’animation qui règne dans la ville tient, comme la ville elle-même, du prodige. Une foule bigarrée, compacte, affairée et agitée, grouille au milieu de la fange fétide et noirâtre des rues ; on se coudoie sur les trottoirs en bois qui bordent les maisons, on s’assassine un peu partout.

L’Américain est un piéton assez désagréable à rencontrer sur son chemin ; ainsi que le taureau, il affectionne singulièrement la ligne droite, et ne déteste pas la brutalité ; si