Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/41

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Je suppose, master Sharp, que vous ignorez que j’ai déjà tué quatre hommes ?

lutter contre les ravages du temps, à vouloir éloigner la vieillesse, à se cramponner à une génération nouvelle qui ne veut pas vous ouvrir ses rangs, c’est faire un déplorable abus de l’intelligence que Dieu nous a donnée !… On prétend que les Françaises meurent moralement le jour où elles reçoivent leur dernier baiser !… Pauvres femmes !… Après avoir eu une existence si mesquinement et si profondément agitée, elles se privent du calme et bel automne que la Providence nous accorde pour nous préparer à l’éternel repos… leur corps retourne au néant sans que leur âme ait vécu !.. Non, comte, nous ne sommes pas jalouses des Françaises !

Les jeunes filles américaines ont un penchant des plus prononcés aux discussions déclamatoires : elles abordent même volontiers les questions les plus ardues et les plus transcendantes de la métaphysique. Le sujet de conversation choisi et développé par miss Mary n’étonna donc nullement M. d’Ambron. Il se résigna galamment à fournir la réplique à ce qu’il croyait être l’écho d’une lecture mal comprise ou mal choisie.

— Je vous assure, miss, répondit-il, que vous avez une très-fausse opinion de mes compatriotes. De la frivolité que vous leur supposez, elles n’ont que le côté gracieux, c’est-à-dire le désir bien naturel de paraître aimables… Ce que beaucoup d’écrivains et de touristes américains ont pris chez elles pour une coupable légèreté n’est que l’expression d’un tact exquis… Les Françaises, miss Mary, n’affichent jamais leurs sentiments intimes, et ne font point parade de leurs douleurs… Elles cachent leurs souffrances sous un sourire… Leur délicate et nerveuse organisation donne un air de fête, s’il est permis de parler ainsi, aux luttes les plus déchirantes qu’elles ont à soutenir… Tombent-elles foudroyées par la violence d’une passion irrésistible, ou accablées sous le poids d’un amour méconnu, leur chute est si noble et si vaillante, qu’on doute, jusqu’à ce qu’elles soient mortes, de la réalité du coup qui les a atteintes. Le portrait que l’on vous a tracé des Françaises ressemble à celui que John Bull se faisait jadis de nos gentilshommes : des pantins recevant avec joie des coups de pied dans le dos, ayant leurs poches bourrées de pralines, de flacons d’odeurs, de petits miroirs, marchant dans les rues en dansant le menuet au son d’une pochette, et se nourrissant exclusivement de pattes de grenouilles.

Miss Mary avait écouté le jeune homme avec une ex-