Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 2, 1856.djvu/6

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vous lui semblez moins robuste que lui, il s’empresse de vous passer sur le corps, et continue joyeusement sa route en se figurant qu’il vient de donner une preuve éclatante de son indépendance. La locomotive agit de la même sorte ; mais au moins a-t-elle une excuse ; on la conduit, et son crâne de fer ne renferme, au lieu de cervelle, que de la vapeur.

Des bars, espèces de buvettes où le consommateur reste debout, provoquent de tous les côtés l’intempérance des passants, et contribuent grandement, par le prodigieux et nuisible débit de leur brandy et de leur whiskey frelatés, à changer les altercations en rixes et les rixes en meurtres.

En un mot, comme personne n’est assuré de son lendemain, chacun vit du mieux et le plus vite qu’il peut ; cependant on trouve des usuriers qui thésaurisent !

Inutile d’ajouter que la population de cette ville si exceptionnelle se compose en majeure partie des épaves de toutes les nationalités dévoyées ; toutefois, on y rencontre des négociants très-millionnaires et excessivement honorables, d’honnêtes artistes écervelés ou misanthropes, et de bons et de braves touristes qui sont venus de bien loin pour acquérir le droit de passer plus tard pour des menteurs, quand ils seront de retour dans leurs foyers !

C’est dans une des maisons de la plus belle rue de San-Francisco, dans Montgomery-street, que, du rancho de la Ventana, nous transporterons le lecteur. Montgomery tient le milieu, dans la nouvelle Babylone américaine, entre notre rue Vivienne et la rue de la Paix. C’est le quartier des magasins splendides, des riches négociants et des hauts spéculateurs. Seulement Montgomery-street l’emporte, et de beaucoup, sur ses rivales parisiennes, par le déploiement de son étendue ; parallèle à la baie, elle traverse la ville dans sa plus grande longueur.

Sur la porte de la maison où nous pénétrons ; est clouée une plaque de cuivre brillante comme de l’or, et sur la plaque est écrit en gros caractère noir : « M. Sharp and Ce. » C’est là le nom de l’un des opulents négociants de San-Francisco.

Entrons tout de suite dans le parloir, qui est assez luxueusement décoré ; les meubles qui le garnissent n’ont pas coûté bien cher à M. Sharp ; ils proviennent d’une saisie faite par la douane, et ont été vendus à vil prix à l’encan. Une jeune fille, âgée de dix-huit ans, miss Mary, l’enfant unique de M. Sharp, est en train de surveiller et de gourmander une servante qui dresse le couvert sur la table. Il est trois heures.

Miss Mary, un nom bien commun, mais aussi joli à entendre que facile à prononcer, est la véritable américaine pur sang. Grande, svelte, élancée, d’une éblouissante blancheur, bien prise de la taille, le premier coup d’œil lui est tout favorable. Si on la regarde avec plus d’attention, on voit qu’elle a de grands beaux yeux bleus, un nez délicatement dessiné, et une petite bouche fraîche et mignonne ; son front, élevé, est à moitié caché par deux bandeaux d’un blond doré qui viennent, en se contournant, se rejoindre derrière ses oreilles. Sa chevelure, abondante et soyeuse, est digne d’un diadème.

Miss Mary est vêtue avec plus de luxe que de goût ; sa robe, beaucoup trop décolletée pour une jeune fille, est d’une riche étoffe de soie ; il y a à ses manches pagodes une trop grande profusion de dentelles ; Les bouts de sa ceinture, qui retombent et se cachent dans les plis de ses volants, rappellent trop une jeune pensionnaire. Quant aux pieds et aux mains de miss Mary, ils n’ont rien de remarquable ; ils manquent certainement de cette délicate finesse aristocratique que l’on trouve en Europe dans certaines classes privilégiées ; mais s’ils ne prêtent pas à l’éloge, ils ne provoquent pas la critique.

Miss Mary est donc jolie, très-jolie, et pourtant l’admiration que l’on éprouve en la voyant pour la première fois n’est pas spontanée, complète ; elle laisse la place à l’analyse. Cela provient de ce que la jeune fille manque de ce je ne sais quoi que l’on pourrait appeler la beauté morale : l’âme de miss Mary est sans reflets ; son visage reste muet.

Lorsque la domestique eut terminé sa tâche, la jeune fille jeta un dernier coup d’œil sur la table.

— Mon Dieu, Betsy, dit-elle, il est fort heureux que je me défie de vos distractions. Vous n’avez mis que cinq couverts, et nous sommes six convives !

Après cette observation fort juste et raisonnable, que la servante accueillit assez mal, car Betsy, la brave Américaine, était pénétrée de l’idée de l’indépendance et de sa dignité, miss Mary quitta le parloir et monta au salon. Le salon de M. Sharp occupait à lui seul le premier étage de la maison ; il se composait d’une vaste pièce et d’une espèce de boudoir, moitié moins grand ; une ouverture de porte, sans battants, séparait les deux pièces, tout en laissant entre elles une facile et mutuelle communication.

Les meubles de ce salon avaient le même cachet, la même origine que ceux du parloir ; ils sentaient la belle pacotille et sortaient d’un auction, ou vente à l’encan, Miss Mary était à peine assise, lorsque la porte s’ouvrit, et M. Sharp entra.

Master Sharp pouvait avoir de quarante à quarante-cinq ans ; sa taille dépassait cinq pieds six pouces ; ses gros favoris noirs, son nez un peu fort, sa bouche assez grande, ne le désignaient nullement comme étant le père de la belle miss ; il n’y avait pas même entre eux prétexte à cette ressemblance vague et très-contestable que l’on appelle en Europe « un air de famille ; » phraséologie aussi spirituelle que profonde qui a préservé bien des amours-propres et sauvegardé bien des positions !

Master Sharp, quoiqu’il arrivât à l’instant d’une longue excursion dans les environs de San-Francisco, portait un habit et un pantalon noirs, un chapeau rond et une cravate blanche : son menton, fraîchement rasé, offrait une teinte bleuâtre qui ne contribuait certes pas à adoucir ses traits.

Master Sharp ne parut pas remarquer la présence de sa fille ; il prit une chaise, s’assit dessus, appuya ses jambes sur un divan ; et tirant de sa poche un journal de dimension colossale et imprimé en caractères microscopiques, il se mit tranquillement à le lire à voix basse.

Comme le digne négociant ne parcourait du regard que les colonnes des annonces placées sous la rubrique « entrées et sorties des navires, ventes et achats, cours du change, » sa lecture ne se prolongea pas au-delà d’une demi-heure. Alors il sortit d’une autre poche de son habit un morceau de bois blanc et un couteau, et se mit à sculpter le buste de Washington. Un mouvement trop brusque, qui entama profondément le visage de l’illustre libérateur des États-