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Unis, modifia la pensée de master Sharp ; du domaine de l’art, il passa dans celui de l’industrie : de son Washington mutilé, il fit un paquet de cure-dents !

Quand un Américain n’a pas un morceau de bois à découper, il taille un meuble ; s’il est en mer, il ravage les bastingages du navire ; à l’église, son banc ; au sénat, son pupitre ! c’est le signe particulier de sa nature. Il y a toute une physiologie dans cette observation-là.

— Ses cure-dents terminés, M. Sharp eut un moment pénible ; il manquait de bois, alors il s’occupa de sa fille.

— Miss Mary, lui dit-il, vous avez l’air triste aujourd’hui. La brique aurait-elle baissé depuis ce matin… car je suppose que vous n’ignorez pas que j’en ai acheté 600, 000 hier à raison de dix piastres le mille.

— Je ne présume pas que la brique ait baissé, monsieur !

— Alors vous n’êtes pas triste ? Je suppose que je me serai trompé.

L’Américain, c’est une justice que l’on doit rendre à sa prudence, n’affirme jamais une chose ; il suppose que sa santé est bonne ; il présume qu’il se nomme un tel, et il calcule, tout en consultant un chronomètre, qu’il pourrait bien être midi.

Beaumarchais, si je ne me trompe, prétendait qu’avec le mot seul de goddam on parlait anglais : l’anglais des États-Unis est donc trois fois plus difficile à apprendre que celui de la métropole, car il comprend trois mots : je suppose, je calcule, je présume.

Rassuré sur l’état moral de sa fille, M. Sharp bâilla à plusieurs reprises ; puis, ce nouveau passe-temps épuisé, il rentra dans la conversation par une remarque fort judicieuse ; il déclara qu’ayant grand appétit, il ne serait pas fâché de se mettre à table.

— Vous oubliez, monsieur, que nous attendons du monde aujourd’hui.

— Je présume que si mes invités tardent encore dix minutes, je ne les attendrai pas.

Plusieurs coups précipités qui retentirent en ce moment à la porte de la rue, annoncèrent l’arrivée d’une personne étrangère.

Peu après, un domestique mâle introduisit le visiteur dans le salon. L’honorable M. Sharp se leva, et, allant à sa rencontre, lui donna une fougueuse poignée de main. Une telle réception de la part de M. Sharp dénotait le dernier degré de l’estime, à moins qu’elle ne signifiât qu’il avait besoin du visiteur, ou bien encore qu’il espérait le tromper dans la négociation de quelque affaire. Du reste, quelles que fussent les intentions secrètes de M. Sharp, il faut avouer que le nouveau venu méritait bien, à en juger sur l’apparence, un accueil aussi flatteur.

C’était un jeune homme de vingt-huit à trente ans. La noblesse pleine de simplicité et de naturel de son maintien la loyauté et la franchise que reflétait son visage, devaient forcément commander le respect et éveiller la sympathie de chacun. Ses traits, d’une excessive pureté de lignes, auraient pu paraître efféminés sans l’expression de fière audace qui brillait dans ses yeux. Quoique ses cheveux et sa barbe, qu’il portait entière, fussent d’un blond doré, il y avait dans toute sa personne une telle vitalité, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’un statuaire, et même un peintre, l’auraient volontiers accepté comme le modèle de l’homme dans toute la splendeur virile de sa force et de sa beauté.

D’une taille qui ne dépassait guère la moyenne, il possédait néanmoins tous les signes qui indiquent une redoutable puissance musculaire ; et l’on comprenait que l’espèce de maigreur de son buste provenait seulement des excès d’une vie élégante et privée d’exercices violents.

— Vraiment, monsieur le comte, dit l’Américain, je présume que je suis enchanté de vous voir ! Je ne comptais plus sur vous !

— Vous aviez tort, monsieur Sharp, car vous aviez ma parole !

Le jeune homme, après avoir répondu assez faiblement à la vigoureuse poignée de main du négociant, était allé saluer miss Mary.

Le sourire par lequel l’accueillit la jeune fille fut si doux, si tendre, que tout homme se serait senti ému ; le visiteur ne le remarqua pas.

— Je suppose, monsieur le comte, que vous êtes toujours en bonne santé et en bonne humeur ? dit M. Sharp.

— Parfaite, je vous remercie.

Les citoyens des États-Unis ont un faible des plus prononcés pour les titres de noblesse ; ne pouvant s’en affubler eux-mêmes, ils ne manquent jamais de bien constater ceux de leurs hôtes ; cependant, car, au fond, ce sont des gens sensés que les Américains, il est une chose qu’il mettent au-dessus de la noblesse : l’argent !

Le comte venait de prendre place à côté de miss Mary, quand de nouveaux coups de marteau annoncèrent un second visiteur.

— Je suppose que c’est le marquis, dit M. Sharp ; nous allons donc manger !

Une minute après, la porte du salon s’ouvrait et donnait passage à M. Henry.

Le bon négociant étreignit la main du marquis comme il avait fait pour celle du comte, à la briser ; puis, présentant les deux jeunes gens l’un à l’autre :

— M. le comte d’Ambron, le marquis Henry de Hallay ; monsieur le marquis de Hallay, monsieur le comte Louis d’Ambron.

MM. d’Ambron et de Hallay se saluèrent d’une légère inclination de tête ; puis après une courte hésitation, ce dernier, s’avançant vers M. d’Ambron et lui tendant la main :

— Ma foi, cher comte, s’écria-t-il en français, je n’ai pas voulu troubler master Sharp dans ses majestueuses fonctions de grand maître des cérémonies, pour lui dire que sa présentation était bien inutile, et que nous sommes d’anciens amis !…

Le comte se recula de quelques pas et saluant M. Henry, mais sans prendre la main que ce dernier lui avançait.

— En effet, monsieur, répondit-il froidement, je vous connais beaucoup de réputation, et je vous ai rencontré jadis quelquefois dans le monde.

Le comte revint alors vers le marquis, et lui donnant une poignée de main :

— Nous sommes devant une dame ! continua-t-il avec la même raideur ; je crois donc que vous auriez tort de vous formaliser ouvertement de ma réserve.

À la mortelle insulte qui venait de lui être faite, le mar-